jeudi 5 mai 2016

JEU 17 : "La dame blanche"


 - 22 titres de Christian Bobin -


Elle s'appelait Louise. Louise Aumard. Mais on l'appelait Louise Amour.
Quel âge avait-elle ? Personne ne le savait vraiment. Il y a très longtemps, elle avait eu une histoire  avec Marcel, le  jeune châtelain  du village.
La petite paysanne. Le bourgeois. L'inespérée rencontre de deux vies qui n'auraient pas dû se croiser, mais que le destin avait réunies, dans l'enchantement simple de la jeunesse.
Pendant quelques mois, ils avaient vécu dans la présence pure de leur amour, tendus vers l'autre visage...et vers l'autre cœur, vivant la folle allure des jours dans l'émerveillement, inscrivant sur le carnet du soleil leur histoire naissante en lettres d'or.
Et puis, la guerre avait éclaté et Marcel, comme tant d'autres, était parti au front. Louise avait connu l'absence, la souveraineté du vide. La lumière du monde s'était éteinte et la vie passante, légère, joyeuse, avait fait place à l'attente interminable.
Elle était passée du très-haut au très-bas. Comment continuer à vivre ? Il était sa moitié, sa part manquante. Son homme-joie. Les jours s'égrenaient, sans saveur, tous pareils.
Parfois, de loin en loin, le huitième jour de la semaine, Marcel parvenait à lui écrire quelques mots. Quelques mots simples et tendres. Il lui disait : "Tu es mon soutien, mon espoir, ma femme à venir." Il citait Mozart et la pluie d'été.
Elle lisait sans peine, entre les lignes, la douleur plus-que-vive, l'éloignement du monde, l'horreur quotidienne et l'épuisement.
Et puis, un jour de juillet, l'homme du désastre était arrivé, un télégramme à la main. Elle l'avait ouvert avec calme, déjà résignée, presque indifférente. Elle n'avait pas pleuré.
Elle était allée chercher, dans l'armoire, la robe de mariage de sa sœur. Une petite robe de fête. Elle l'avait revêtue, était allée cueillir quelques roses dans le jardin et avait composé un bouquet.
Elle avait marché, seule, jusqu'à la chapelle déserte. Pâle, livide, elle avait l'air d'une revenante. Les gens se poussaient du coude en murmurant : "La Louise est devenue folle ! La Louise est devenue folle !"
Elle ne les entendait pas. Elle marchait dans son rêve.
Le lendemain, à son réveil, elle avait contemplé, effarée, son reflet dans le miroir :
ses cheveux avaient blanchi. En une nuit.
Jusqu'à la fin de ses jours, elle serait, pour tous ceux qui la connaissaient "la dame blanche".
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La Licorne
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4 commentaires:

  1. C'est un texte bouleversant et très touchant ! Bonne journée La Licorne.

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    1. Merci Bizak...tu es souvent un des premiers à lire ma prose...j'apprécie.
      J'ai modifié, après relecture, quelques détails.
      Bonne journée à toi aussi...et n'hésite pas à proposer un texte, si tu te sens inspiré...

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  2. Touchant ...
    je n'ai jamais lu Christian Bobin (j'ai juste reconnu le titre "la part manquante")
    Bon dimanche La Licorne

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    1. C'est déjà un bon début, Valentyne...:-)

      Ses titres sont en général, déjà des "morceaux de poésie"...j'ai eu beaucoup de plaisir à les utiliser dans un texte...

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