Il croit, le monsieur, qu’il a pris l’autobus avec un journal sous le bras.
Il croit aussi en son libre arbitre et à sa pleine conscience.
Tout comme il croit tout ce qu’il lit dans le journal.
[décidément c’est un monsieur qui croit beaucoup de choses].
Pour l’autobus, il n’a pas tort.
Pareil pour le journal sous le bras.
Pour le reste, il faut voir.
Par exemple, à l’instant même où il descend de l’autobus,
il est convaincu qu’il a mis à profit le trajet pour lire le journal
et qu’il est maintenant au fait des nouvelles du jour et du monde :
boursicotages, escroqueries, exploits sportifs, faits d’hiver [c’est de saison]
et chiens écrasés n’ont plus de secret pour lui.
Là, il se trompe.
Bien sûr, il le sait pas [ça n’est pas marqué dans le journal !],
mais c’est l’inverse : c’est le journal, pendant le trajet en autobus,
qui a paisiblement lu le monsieur.
Disons tout de suite que l’autobus
n’est pour rien dans cette manigance.
S’il savait !
Mais il ne sait pas, l’autobus, il se contente d’aller d’un point à un autre
en suivant un itinéraire qui n’est jamais ni le plus court ni le plus rapide.
En tout cas, il a bien changé le monsieur.
Est-ce le trajet en autobus, la ville traversée
entraperçue derrière les vitres enfumées
tout du long d’un chemin ni court ni rapide ?
Ou alors il le fait exprès pour être tranquille ?
Ou bien parce qu’il a été lu ?
Quoi qu’il en soit, le monsieur parait songeur, absent,
comme évidé de l’intérieur.
On le tapoterait qu’il sonnerait creux.
[bien sûr, on ne le tapotera pas : ça ne se fait pas]
Maintenant qu’il l’a délesté de ses petites histoires de ses petits secrets
de ses rêves mièvres et de ses remords ridicules,
le journal n’a plus que faire du monsieur.
Alors, il s’arrange – un jeu d’enfant –
pour que le monsieur le dépose sur un banc de la place.
L’air de rien, il a bien changé le journal.
Est-ce ce qu’il a lu du monsieur ?
Ou bien c’est l’air qu’il a quand il digère ses lectures ?
Bref, le journal ressemble maintenant
à un inoffensif tas de feuilles imprimées.
Mais ça ne dure pas
.
La vie du monsieur ne devait pas être assez riche et mouvementée
pour un journal de cette trempe.
Il a de nouveau envie de lire.
Envie ? Besoin, plutôt, et de quelque chose de dense,
d’épais, de sérieux, de vivant.
Alors le tas de feuille redevient un journal.
Comment s’y est-il pris ?
Allez savoir.
Ils ont plus d’un tour dans leur sac.
Maintenant, il a l’air d’un simple journal,
bien plié, posé sur son banc.
Et justement passe une vieille dame qui se dit
« Voilà de la lecture !»
La dame, par l’odeur d’encre alléchée, inspecte les alentours,
s’assoit, attrape le journal, le déplie d’un geste nonchalant
et, bien décidée à ne rien laisser passer,
de la titraille à l’ours en passant par la météo et les mots croisés
– mince de chance, secoué par l’autobus le monsieur les a négligés,
ils ne sont pas tout grifouillés
.
Rassérénée, elle entame sa lecture.
Qu’elle croit !
Nous, on sait que c’est lui qui la lit, elle, en vrai.
Après un moment, la dame et le journal se séparent.
Elle se lève, retape sa jupe, fait quelques pas, s’éloigne du banc
où s’éparpille le tas de feuilles imprimées,
puis se ravise et l’attrape, le tas de feuilles.
Le journal vient de la rappeler.
Bien sûr, il n’est pas encore rassasié de sa vie à elle
– songez donc, une longue vie riche de labeur et de peine,
de hauts et de bas, de lectures et de courses à pied
[sportive émérite gagnant moult prix],
d’amours fidèles et de voyages lointains.
Alors il se promet encore une bonne lecture, ce soir.
Qu’il croit !
L’innocent ignore que son destin est scellé.
Il ignore [mais dans qui l’aurait-il lu ?]
qu’il a été repéré depuis l’éventaire
de l’épicerie-fruits-légumes-vins-fins-&-primeurs.
Il ignore enfin que par l’involontaire entremise de la vieille dame,
il sera bientôt livré [comme nombre de ses semblables avant lui !]
au terrible appétit d’une livre de légumes de saison,
à l’insatiable faim de ces terribles et pales blettes avides d’aventures,
même de celles des autres, et qui ne songent
qu’à lire d’excitantes métamorphoses !
* * *
Ah...depuis le temps qu'on "dévore" les nouvelles,
RépondreSupprimeril fallait bien s'attendre à ce qu'un jour, on assiste à m'inverse !
C'est superbement imaginé et raconté, en tout cas...
Et dire que je ne savais pas que les blettes étaient...papivores !
On en apprend tous les jours... ;-)
Les blettes sont de sales bêtes, papivores, nouvellivore.... !
Supprimersans compter qu'elles résistent à tout, même au gratin au fromage.
J'ai bien aimé, particulièrement la surprise de la dame au passé intéressant. Ces personnes âgées qui nous paraissent trop souvent anodines, si nous savions!... Il faudrait être avides, comme ce journal, de les découvrir.
RépondreSupprimerMerci,
Michelle
Merci Michelle !
SupprimerC'est ma femme qui m'a suggéré d'étoffer le personnage de la vieille dame ; elle avait raison : bien vécue, une longue vie permet d'avoir plein de passé passionnant !!
Un joli récit dont tu as le secret cher dodo.
RépondreSupprimerPlein de surréalisme et de bizarretés.
Mais n'est-ce pas l'essence même de la création poétique ?
¸¸.•*¨*• ☆
Merci Célestine ; pour le surréalisme et les bizarreries, je dénonce Cortazar ! Moi, j'ai juste regardé et raconté.
Supprimer:)
Et modeste avec ça !
SupprimerJ'ai beaucoup aimé l'histoire où c'est le journal qui lit ses lecteurs. Bien trouvé et très bien écrit en plus. Bravo !
RépondreSupprimerMerci Jean François !
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