Les
trois crânes chauves ou dégarnis qui dépassent des transats et
s’inscrivent dans son champ de vision rappellent un bien mauvais
souvenir à Marie-Jeanne Gabriel. Celui de son directeur de thèse de
littérature comparée à l’Université de Rennes 2, Frédéric Lebanc
d’Arfou, un petit monsieur ventru, adipeux, chauve, trop parfumé, aux
doigts boudinés, qui venait se planter sous votre nez pour vous parler,
installait une proximité quasi centimétrique avec chacune de ses
interlocutrices.
Qu’est-il
devenu, cet allumé de Frédo ? Sans doute est-il mort maintenant. Parce
que depuis sa thèse, soutenue en 1988, il s’en est fracassé des vagues à
Saint-Malo où, maintenant qu’elle est une vieille enseignante
retraitée, Marie-Jeanne se rend tous les mercredi après-midi pour faire
du longe-côte avec ses copines.
Comme beaucoup de Bretonnes elle a
toujours aimé la mer, la natation, le grand air. En témoigne cette photo
d’elle posée sur un des rayonnages de sa bibliothèque très fournie.
Elle a été prise en 1989 sur la plage du Sillon. C’était juste après le
carnaval où David, son petit ami de l’époque, photographe amateur, avait
été pris à partie par un groupe de « Vénitiens » parce qu’il portait
lui-même une cape arc-en-ciel, un tricorne et une bauta et s’était mêlé à
eux par jeu. Les autres n’avaient pas trouvé ça très malouin et
l’avaient pressé de s’écarter. Saint-Malo-Rennes, c’était déjà un derby à
l’époque, même si aujourd’hui les deux villes ne jouent plus dans la
même division.
N’en
déplaise à Judith Godrèche, il n’y avait pas eu d’affaire Lebanc
d’Arfou. Ce monsieur avait dû mener sa carrière de prof de fac jusqu’au
bout sans jamais passer à l’acte. Un obsédé sexuel, certes, à tous les
coups, mais comment le prouver et que dénoncer s’il n’y a ni
attouchements, ni propos déplacés, ni rien sauf un goût soupçonné pour
tout ce qui concerne les échanges de liquides au niveau du bas-ventre
lors de cérémonies visant – ou pas – au réarmement démographique du
pays ? Encore cela revêtait-il uniquement, chez lui, la forme de sujets
de thèses bien choisis confiés à ses étudiant·e·s :
- Le Langage de l'obscénité : étude stylistique des romans de DAF De Sade ;
- L’Univers langagier de San Antonio ;
- Les Deux volets du « Sodome et Gomorrhe » de Marcel Proust ;
- La Femme, la Cour et les arts chez Brantôme ;
- Éléments d’érotique du texte. Trois auteurs contemporains : Alain Robbe-Grillet, Kateb Yacine et Sony Labou Tansi.
Et aussi bien sûr celle qu’elle-même avait brillamment soutenue malgré son sujet éminemment casse-gueule :
- Représentations comparées de la femme chez Marcel Proust, Frédéric Dard, Pierre Perret et Georges Wolinski.
Elle
se souviendrait toujours de l’altercation survenue lors de la
soutenance entre le président du jury et son directeur de thèse.
-
Mademoiselle Gabriel a effectué un excellent travail de recensement
statistique du vocabulaire utilisé par ces auteurs, notamment en
soulignant l’omniprésence de la syllabe « cul » dans tout le corpus
étudié et l’absence du vocable « cattleya » chez Pierre Perret. Mais je
trouve curieux d’insister ainsi sur l’appartenance « zodigliacale »,
comme dirait Francis Blanche, de ces quatre auteurs à un même signe
astrologique, celui du cancer. Allons nous voir bientôt débouler des
thèses sur Madame Soleil, Elisabeth Tessier, Paco Rabanne ? Pour quand
une biographie comparée d’Arthur Rimbaud, Christophe Colomb et Roger
Hanin, nés tous trois un 20 octobre ?
- Tu dis ça parce que toi aussi t’es du Cancer, Maurice ! avait ricané Frédo.
-
Peut-être, mais tu n’as pas du tout creusé la question de la modulation
par l’ascendant. Sans oublier que la position de la Lune est
prépondérante pour ce qui concerne le psychisme. Surtout chez les
cancers ! D’ailleurs...
Ce
charabia de spécialistes avait bien duré dix minutes, les plus longues
de sa vie, car le ton avait monté et les deux professeurs en étaient
presque venus aux mains avant que tout ne retombe comme un soufflé et
qu’elle ne reçoive les félicitations du jury et la mention très bien.
Qu’y
avait-il eu entre ces deux-là ? Une histoire de femme piquée par l’un à
l’autre comme pour George Harrison et Eric Clapton ? Une cohabitation
trop intime dans un appartement en colocation rue Legraverend ou
ailleurs au temps où ils avaient été eux-mêmes étudiants ?
***
Marie-Jeanne
Gabriel chassa ces pensées et ces interrogations et se remit à écouter
la musique « folk-soul » des deux soeurs venues de Roanne qui jouaient
devant un public inattendu et surprenant : des dames à cheveux blancs de
retour du longe-côte, des messieurs à crâne chauve, tout un monde de
boomers affalé dans des transats sur la place de la Mairie de Rennes
alors que leur public potentiel à elles buvait force bières aux
terrasses des « Grands gamins » et du « Sketch » sur le mail François
Mitterrand.
Elles
jouaient bien de la guitare, les deux sœurs, mais pratiquement jamais
ensemble. Elles chantaient bien aussi avec deux voix très différentes
mais, très souvent, l’une après l’autre, avec un début de chanson en
français et la suite en anglais. De toute façon le batteur tapait
tellement fort qu’on ne comprenait rien à leur discours. Il fiche quoi,
le mec à la table de mixage ?
Et
puis à un moment elle n’a plus rien entendu du concert. Les trois
crânes chauves se sont mis à dialoguer très crûment entre eux.
- A ton avis, Didier, laquelle couche avec le batteur ?
- Peut-être qu’il s’envoie les deux ?
- Tour à tour ou ensemble ?
- Laquelle crie le plus fort quand elle jouit ?
- Il ne sait pas, il garde ses airpods en baisant !
C’est
insupportable pour Marie-Jeanne. Elle se lève, ramasse son pliant à
trois pieds et quitte le concert. Ça lui rappelle la blague racontée par
sa copine Maryvonne.
-
C’est deux sœurs jumelles qui s’entendent très bien et il y en a une
qui se marie avec un nommé Gérard Lambert. Mais l’autre trouve le copain
de sa frangine à son goût et demande l’autorisation à sa sœur de la
remplacer au cours de la nuit de noces pour profiter elle aussi de ce
joli garçon. Les choses se passent ainsi et Gérard Lambert est tout
heureux de remettre le couvert sans que ça ne provoque de la gîte.
Simplement, le lendemain, il se sent obligé de confier à son beau-père
son étonnement : son épouse avait deux pucelages !
Cet
envahissement de fantasmes et d’anecdotes d’un goût douteux lui
rappelle également un roman de Donald Westlake, « Un jumeau singulier »,
l’histoire d’un type qui se fait passer pour deux frères jumeaux afin
de séduire deux sœurs jumelles.
Mais bon, Westake a une bonne excuse pour cette grivoiserie : lui aussi est du signe du cancer !
Pas
facile d’évoquer Alexandra Lapeyrière d’Entrevaux, notoirement
méconnue dans un rayon de 2 km excédant sa propriété en bord de
mer. Son manoir était si grand que les domestiques chargés de la
partie sud ne la reconnaissaient pas toujours.
Cette
pensée obsédait Albéric Ouroboros, en résidence sur place tout
l’été.
Albéric
scribouilleur de seconde zone d’origine suisse particulièrement
bien fait de sa personne, n’était rien moins que son très récent
biographe.
Chaque
matin, pendant qu’elle était sortie marcher dans la mer, il
pissait vainement de la copie sans parvenir à d’autres résultats
qu’une envie pressante de faire le mur.
Sans
pour autant passer à l’acte.
Car
petit (a) c’était elle qui le lui avait proposé.
Et
petit (b) il n’était pas question de sevrage. Courant juin
lorsqu’ils s’étaient croisés ils n’avaient pas connu de panne
des sens et avaient fait fi de la différence d’âge que seule
l’indécence permettrait d’indiquer.
Il
appartenait à une génération qui n’attend rien parce qu’elle
sait l’inanité des choses. La génération des sacrifiés.
Sur
place, il tentait de mieux la connaître, ils échangeaient donc
régulièrement, mais hélas pour lui et son projet d’écriture,
ils se privaient le plus souvent de la parole au bout de quelques
minutes, n’y tenant plus et dans ces moments, il paumait son stylo
à chaque fois.
Il
fondait lorsqu’elle lui murmurait en rythme son habituel mantra :
Bien que je sois jeune, je sais déjà que notre enfance ne
s’éloigne jamais de nous.
C’était beau et chaud, comme on dit en Belgique.
Alors
le matin, à la fraîche, il compulsait ses notes, et ce n’était
pas terrible…
Il
la connaissait finalement peu, elle était donc plus vieille, elle
pratiquait la marche, elle aimait la mer. Mais question bio, son
rayon à lui c’étaient plutôt les légumes.
Mais
avec ce triptyque, vieille, marcher, mer, il pensa qu’il tenait
peut-être quelque chose.
Il
s’était mis à noter des titres possibles.
La
veille, qui marchait dans la mer ? (Pas
assez explicite.)
La
veille, qui marchait dans l’amer ? (Trop
sentimental et intrusif.)
La
vieille Kim Archer dans l’âme erre. (Non.
On arrête les jeux de mots pourris.)
Lave,
hey, Kim archer dans l’âme, erre. (J’ai
dit non.)
La
vieille qui m’armait dans la chair. (Un peu cru peut-être.)
La
vieille qui marche est dans la merde. (Non,
en vrai, c’est moi.)
La
vieille qui marchait dans la mer. (Pas
mal mais faut que je lui explique.)
Il
lui expliqua.
Ah
! Comme vous vous bitez royal, Seigneur !
Dans ces instants, elle l’appelait Albéric Ier.