L'année de mes dix-sept ans, le prof de français nous avait plongés dans l'étude du "Désert des tartares" de Dino Buzzati.
Je ne sais pas si vous connaissez le livre, mais on peut le résumer d'un mot : c'est l'histoire d'une ATTENTE. Une attente longue, interminable. Une attente qui dure une vie entière.
Un jeune homme, plein d'enthousiasme, rêve de bravoure et de combats glorieux. Au début de sa carrière militaire, il est muté dans une citadelle éloignée de tout, à la frontière d'un mystérieux royaume du Nord. Et là, dans cette forteresse isolée, il va attendre l'ennemi. Il va attendre que les Tartares surgissent du désert...il va attendre son "heure de gloire", celle qui changera sa vie.
Mais l'ennemi ne viendra pas. Il n'y aura pas de confrontation, pas de combat, pas de destin héroïque. Il n'y aura que le quotidien inlassablement répété, la routine et la monotonie rassurante des rituels, qui rythment des jours fades et vides.
Et quand enfin, après des dizaines d'années d'attente, sonnera l'alarme...quand enfin, il se passera quelque chose, le héros sera trop vieux et trop fatigué...pour le vivre.
Inutile de vous dire que cette histoire, quand vous êtes adolescent(e), est l'antithèse de tout ce que vous imaginez pour votre avenir. A l'époque, j'ai trouvé ça...bien écrit...mais totalement désespérant.
La poésie et le style remarquable de Buzzati ne suffisaient pas, à mes yeux, à effacer la solitude et l'ennui mortels qui se dégagent de ce récit. Récit qui peut parler à un homme mûr, à quelqu'un qui connaît les aléas et les chausse-trapes de la vie mais qui ne peut que rebuter une jeune âme qui rêve d'en découdre avec l'existence...
Il faudrait d'ailleurs s'interroger sur les programmations littéraires de l'Education Nationale, qui proposent systématiquement ce genre d'histoire "joyeuse" et "revigorante" à notre jeunesse déjà plombée par le réel. A ma fille, par exemple, on a imposé successivement "L'étranger", "Thérèse Raquin"...et "Le chat noir" d'Edgar Allan Poe. Tout ça à l'âge du collège, avant 15 ans. A croire que le but est de générer déprime et sinistrose le plus tôt possible...
Il y a tant de livres frais et tendres...tant d'histoires douces comme le velours...tant de récits qui finissent bien...Au seuil de l'âge adulte, au moment des frémissements de l'âme, au moment où des torrents de sève se déversent dans nos veines, d'où vient ce besoin de fendre les jeunes coeurs en deux et de les précipiter dans des visions pessimistes de la vie ?
Bien sûr, la vie n'est pas un long fleuve tranquille, bien sûr il y aura des déceptions et des frimas...des accidents et des tragédies. Mais est-ce que tout cela doit être présenté, dès l'aurore, à de jeunes esprits qui n'ont qu'une idée : trouver un "but" et un "sens" à ce qu'ils vivent...?
Dans le même ordre d 'idée, on n'épargne rien aux enfants d'aujourd'hui... c'est bien avant dix ans, maintenant, qu'ils reçoivent, en pleine face, les noirceurs du monde : ils les contemplent chaque jour pendant les infos, entre les coquillettes et la tranche de jambon.
Peur de la guerre, peur des virus, peur du réchauffement climatique...Peur, peur, peur...voilà ce qu'ils ingurgitent à longueur de journée...
Ils ne savent plus, confinement oblige, ce qu'est une jonquille ou un grillon...mais ils connaissent toutes les séries de Netflix.
Pour eux, le Zéphyr est un avion à réaction, et la sarriette un ingrédient de potion dans Harry Potter...
Ils grandissent "hors-sol", ils grandissent dans la solitude, dans l'angoisse et le non-sens...ils grandissent dans la seule réalité des écrans...et ils attendent...Ils attendent, enfermés chez eux et derrière leur masque...que le "sens de leur vie" surgisse du désert.
Soyons justes : Dino Buzzati, finalement, posait la bonne question, la seule qui vaille :
"Rattrape-t-on les années perdues ?"
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La Licorne
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Le thème pour mars le thème du mois est "L'attente",
avec utilisation des mots
frémissement, zéphyr, frimas, velours, fendre, torrent, seuil et
sarriette.