86ème devoir du lundi
La rivière près de chez moi est une rivière ordinaire. Enfin, presque ordinaire...
Elle court entre les pierres et charrie des canards, des brindilles et des feuilles perdues. Elle court entre les roseaux et prête son flot aux poissons, aux cygnes et aux hérons.
Elle a l'air simple et tranquille...Et pourtant, pourtant, elle a toute une histoire.
Je me souviens que dans les années soixante, elle regorgeait d'écrevisses...et qu'à la sortie de l'école, les enfants venaient y pêcher à la ligne, avec une vieille canne improvisée.
Et puis un jour, quelqu'un s'est avisé de vouloir la "rectifier".
Qui ? Je ne sais pas exactement. C'était sûrement un binoclard peu avisé...un de ces ronds-de cuir qui ne la connaissait que par ouï-dire, qui ne l'avait vue que comme un trait bleu sur une carte, ou alors juste une fois, en passant.
Ce monsieur, donc, a déclaré qu'elle sinuait un peu trop. Et qu'il serait judicieux qu'elle avance de façon plus rectiligne : ça ferait plus "propre"...ça ferait plaisir à son esprit carré et rationnel.
Aussitôt dit, aussitôt fait : pendant les années suivantes, on procéda à de gros travaux et la rivière se mit à filer droit. Plus de circonvolutions, plus de courbes gracieuses, de flâneries imprévues, elle s'étirait désormais sur le plateau et sur le papier...comme un trait tiré à la règle par un écolier appliqué.
Oui, mais voilà : de rivière enjouée et sautillante, elle était devenue canal triste...et le résultat ne se fit pas attendre. Une à une les écrevisses la désertèrent...les grenouilles aussi...les petits poissons se firent plus rares...car ils ne trouvaient plus, dans cet alignement impeccable , les petits recoins où se cacher des prédateurs...Plus de petites "niches" accueillantes au creux d'un détour....Plus de grosses pierres non plus...les engins ayant tout arraché.
Les herbes étaient devenues moins hautes...les roseaux autrefois nombreux, se comptaient sur les doigts de la main, et les enfants, n'ayant plus rien à observer ni à attraper, n'y venaient presque plus. Mais, du haut du pont, le monsieur se frottait les mains...la rivière était sans vase...Ce qu'il ne voyait pas, ce cher homme, c'est qu'elle était aussi sans "contenu"...
Ce n'est que trente plus tard, qu'un deuxième monsieur s'en émut. Il s'était peut-être baigné là, avant de se lancer dans ses études d'hydrobiologiste, il y avait peut-être taquiné le vairon, je ne sais pas. Toujours est-il que, sur la demande d'un élu écologiste, il se pencha sur la petite rivière et fit une étude fouillée de son état. La réponse fut sans appel : elle était en train de dépérir.
Par miracle, l'endroit fut alors répertorié comme zone "Natura 2000", l'une des plus précieuses "zones humides" de France...une halte indispensable pour tous les oiseaux...d'Europe. Le LIFE (L'Instrument Financier pour l'Environnement) débloqua donc des fonds ...et les travaux reprirent...dans l'autre sens.
Pendant les années suivantes, on ne parla plus, dans les journaux locaux, que de restauration, de réhabilitation hydrologique, et peu à peu, tous les méandres disparus firent leur réapparition. On creusa, on recreusa, on ajouta de grosses pierres plates au milieu du lit du cours d'eau...d'autres sur la rive, et au fil des ans, un à un, les animaux revinrent (à part les écrevisses).
Aujourd'hui, je ne passe pas une semaine sans aller lui faire un petit "coucou"...à ma rivière jolie. Je m'assieds sur le bord ou bien je vais sur le pont ...et je la regarde...
Il y a toujours quelque chose à voir : la lumière dans les roseaux, les carpes qui frétillent, les oiseaux qui s'ébattent, les chevaux qui viennent s'y désaltérer.
Je la regarde, je la regarde...
Et puis j'en conclus infailliblement...que la vie fait toujours des courbes. Et que, finalement, elle sait ce qu'elle fait.
La Licorne