Plus il se couchait de bonne
heure et plus il s’endormait tard. Plus il passait des journées
vides à jouer au salonnard snobinard et plus ses rêves
étaient peuplés de personnages bien vivants, bien
actifs, qu’il ne connaissait ni des lèvres ni des dents
et pourtant, cette fois-ci, il aurait pu.
Elle s’appelait Odette
Dejeux. Son père était le roi du bridge et il avait
trouvé une martingale géniale pour gagner beaucoup
d’argent à la roulette : il était
chirurgien-dentiste.
C’était une blonde
ravissante et à dix-neuf ans, elle avait déjà
son permis de conduire et possédait sa propre voiture, une
Simca Aronde 54.
Marcel P. s’étonnait
beaucoup de ce qu’elle s’intéressât à
lui au point de lui proposer, ce jour-là, une balade en
voiture jusqu’au sommet du mont Pilate.
Il se sentait perdu dans ce
cauchemar-là et comme soûlé du piapiatage
insignifiant de la donzelle, tout aussi plein de vides que ses
propres longues phrases.
Tantôt elle lui parlait de
son grand-père qui était tombé au Chemin des
Dames (cinq ans plus tôt ???), tantôt de sa tante
Alphonsine qui avait triomphé au Châtelet dans le
« Mikado » de Gilbert et Sullivan et dont la
tournée était allée jusqu’aux Philippines.
A Manille elle avait rencontré celui qui était devenu
son mari, Augustin Lacrapette, un négociant richissime, tout
le contraire d'un pouilleux mais barbu autant que Landru et surtout
pas du tout puant comme millionnaire. Cette union faisait suite à
une belle série d’échecs sentimentaux d’autant
plus retentissants qu’ils étaient restés secrets,
sauf pour la famille.
Odette conduisait très
vite et avait tendance à se déporter sur la gauche dans
les virages pendant qu’elle énumérait les
ramifications de son arbre généalogique. En même
temps que cela elle mâchonnait une espèce de bonbon
élastique bizarre que Marcel n’avait jamais vu
auparavant et avec lequel elle faisait surgir parfois, en soufflant
dedans, un petit ballon rose hors de sa bouche très maquillée.
En voyant son étonnement
devant cela, elle avait chantonné :
- Fraîcheur de vivre,
Hollywood chewing-gum ! Mais en réalité c’est
un vrai Malabar ! J’aime bien ce mot ! Pas toi,
Marcel ?
- On devrait installer des
ceintures de protection pour éviter les accidents dans ces
voitures rapides, avait-il suggéré en retour,
complètement hors sujet. La sécurité était
le dada de Marcel et c’était paradoxal parce qu’il
passait la majeure partie de son temps chez lui et ne sortait pour
ainsi dire jamais de Paris.
Il avait d’ailleurs
longtemps écarté cette idée d’un voyage en
Suisse et il avait fallu que sa gouvernante, Dame Céleste A.,
lui annonçât tout de go qu’elle allait prendre des
vacances pour qu’il se décidât à
concrétiser ce projet de voyage en Suisse. Il avait ouvert des
yeux en boule de loto. Comment Céleste pouvait-elle
bénéficier, en 1922, de congés payés
alors que ceux-ci ne seraient accordés à la populace
travailleuse qu’en 1936 ?
Et cette fille qui avait fait
plus de mille bornes avec son petit bolide lui vantait, entre deux
récits de vie familiale, les prouesses de ses petits chevaux
fiscaux, la souplesse du débrayage, les reprises du moteur,
meilleures que celle d’un V8 américain.
Et justement, comme, on
atteignait le sommet du Pilate et que Marcel avait décidé
de s’en laver les mains de ces bizarreries, ledit moteur se mit
à tousser. Odette rétrograda et emprunta un petit
chemin de terre pour mettre le véhicule à l’écart
de la route. Elle fit encore cent mètres en cahotant puis
l’automobile stoppa, comme morte, à l’abri de tous
les regards.
- Qu’est-ce qui se
passe ? s’enquit le loser asthmatique.
- Ca aurait dû me
tarot-der plus vite mais la jauge est à zéro !
- La jauge ? Quelle
jauge ?
- Le voyant du réservoir
d’essence. Il est vide. On est en panne, Marcel !
- Ah ? Et que faut-il
faire dans ce cas-là ?
- Montrer qu’on est
un homme !
Elle avait approché son
visage du sien et vite, très goulument, elle avait collé
ses lèvres contre les siennes, mordillé sa moustache,
passé ses deux mains dans ses cheveux brillantinés,
introduit sa langue dans sa bouche et elle tournait, tournait, suave
et sucrée, autour de la sienne alors que ses yeux à
lui, grands et brillants comme des billes d’un flipper affolé,
ne voyaient plus que les arbres penchés du chemin forestier.
Marcel était comme électrisé.
Puis elle s’était
écartée de lui, lui faisant cadeau de la boulette de
gomme rose qu’il avait calée entre ses molaires
interloquées. Elle avait ouvert la boîte à gants,
en avait sorti un petit sachet carré et brillant qu’elle
lui avait tendu.
- C’est
un chewing-gum ? J’ai déjà celui que tu m’as
laissé ! marmonna-t-il.
Elle avait éclaté
de rire et répondu :
- Déchire-le !
Pendant ce temps elle s’était
penchée sur le bas ventre du gars Marcel, avait débouclé
sa ceinture, déboutonné sa braguette. Et maintenant sa
main s’insinuait dans son caleçon, caressait…
Caressait pas grand-chose en
fait !
Deux noix de cajou molles et un
canari-dicule sans aucune dureté, aspérité ni
turgescence.
Marcel, lui, agonisait,
balbécutiait, se comportait en nonne qui geint, estomaqué
par l’audace d’Odette qu’il jugeait odieuse.
- Ben alors ? C’est
tout l’effet que je te fais, Marcel ?
C’est à ce
moment-là qu’il avala le chewing-gum puis lâcha,
exsangue :
- Je t’en prie,
laisse tomber, Odette !
- Laisser tomber ?
Encore eût-il fallu pour cela que l’objet fût monté
et bien monté mais ce n’est pas le cas !
répondit-elle en retirant sa main.
Puis il se réveilla en
nage et sortit de la chambre pour aller pisser.
***
Quand il se recoucha il se
rendormit vite et retrouva la suite de son étrange rêve.
Il marchait, seul, sur la route qui descendait à Lucerne, le
pantalon mal reboutonné, la cravate de travers, décoiffé,
un jerrycan vide dans la main droite, en direction de la
station-service qui se trouvait à mi-pente.
Plus haut sur le Pilate Odette
avait remis le préservatif intact dans la boîte à
gants et puis elle était sortie éclater de rire à
nouveau au grand soleil.
C’est la première
fois qu’elle se retrouvait échec et mat avec son coup de
la panne, une stratégie de séduction qu’elle
avait apprise sur une plage de Belgique et qui s’était
toujours révélée payante jusqu’à
aujourd’hui.
A vrai dire la partie n’était
que nulle. Elle était pat seulement, à ne plus pouvoir
bouger de la voiture tant la panne de Marcel et la révélation
qu’il lui avait faite de sa préférence pour les
garçons l’avaient laissée morte de rire sur le
siège conducteur de l’Aronde 54.
Elle aimait faire marcher les
mecs ; aussi, parce qu’il méritait bien cela en
guise de punition, de se taper un kilomètre à pied avec
son jerrycan, elle attendit un quart d’heure avant de remettre
le moteur en marche.
En arrivant à sa hauteur,
elle ralentit, baissa la vitre du passager et lui lança :
- C’est une station
Esso, Marcel ! Demande-leur de mettre un tigre dans ton moteur !
Cependant, parce qu’elle
n’était pas mauvaise fille et qu’elle aimait
beaucoup les contrepets, elle l’attendit à la station
pour récupérer son jerrycan et redescendre le z’héros
du jour à Lucerne.
- Je m’en
souviendrai, de ce nain jaune ! songeait-elle. Mais qu’on
ne me demande pas l’impossible : je ne cajole pas les noix
des mous !
Joe Krapov
Episodes précédents ICI et LA