Le
dimanche 13 août 1961 un jeune homme belge nommé Jason Butternut se
trouvait en vacances chez son correspondant anglais dans l'île de
Jersey. Tous deux étaient alors âgé de 18 ans.
Le
hasard permit ce jour-là à Jason d'accomplir un de ses rêves de gosses
et de se découvrir une vocation pour plus tard. En effet on était rendu à
la date, annuelle et rituelle, du critérium cycliste de Saint-Helier.
Cette
épreuve sportive consiste en un circuit en boucle de 13 kilomètres
autour de la ville portuaire que les coureurs doivent accomplir treize
fois.
Parmi
les participants à cette course il y avait Rik Van Looy, un champion
cycliste populaire pour lequel Jason avait une adoration certaine. Il
allait enfin le voir courir "en vrai".
Le
correspondant de Jason s'appelait Justin Podium mais cela n’a pas
d'importance dans notre récit. Greg Lestrade eût pu convenir aussi.
Justin et Jason avaient pris place sur le trottoir parmi d’autre
amateurs de vélo afin de voir passer le peloton et d'encourager les rois
de la petite reine. Jason n'avait d’yeux que pour Rik Van Looy et
Justin, quant à lui, en véritable looser, il encourageait l'équipe locale,
les Jersey black devils, dont le maillot était de couleur noire.
Dès
le premier tour il y eut une échappée. L'espagnol Federico Bahamontes,
cherchant la montagne – il ne la trouverait jamais, Jersey étant une île
relativement plate par rapport aux Pyrénées -, avait pris quelques 200
mètres d'avance au peloton.
Au
deuxième passage Justin remarqua l'absence, dans le peloton ou à
l’arrière de celui-ci, du coureur Wargrave, le capitaine des Blacks
devils. Peut-être avait-il été victime d'une crevaison et été distancé ?
Parfois ont fait ce qu'on peut et le pneu peut peu. Mais bientôt un
motard précédent la voiture-balai laissa planer un premier mystère sur
la course. Wargrave aurait abandonné au bout de même pas 20 kilomètres
et serait monté à l'intérieur du véhicule de ramassage des lâchés en
perdition ? Quand même pas ?
Au
troisième tour le peloton passa groupé, Bahamontès, déçu par la morne
plaine, ayant été repris après une chasse terrible d'André Darrigade.
Mais cette fois chez les Black devils c’est Claythorne qui manquait à
l'appel.
Au quatrième tour, Brent était aux abonnés absents.
Au
cinquième, plus de nouvelles de Mc Arthur. Où avait on mis son corps ?
Justin attira l'attention de Jason sur ce phénomène d'évaporation, sans
doute irrégulière bien que régulière, de l'équipe de Jersey.
-
Oui, c’est bizarre, convint Jason, mais en attendant l'équipe belge est
aux avants-postes. M'étonnerait pas qu'elle tue la course pour que ça
se termine en victoire au sprint de Rik Van Looy !
Au sixième tour du circuit exit le nommé Lombard. Arrêté dans une pizzeria ?
Au septième tour plus d'Armstrong ! Expédié dans la Lune ?
Au huitième, plus de nouvelles de Marston.
Au neuvième tour on déplorait la perte de Blore.
Au dixième ce fut au tour de Roy Rogers de disparaître.
Au
11e son frangin John pointait absent du peloton et de ce fait il n'y
avait plus aucun représentant des Jersey black devils dans la course.
Ils étaient dix à avoir disparu sans que ça n'inquiète ou n'intéresse personne d'autre que nos deux jeunes gens.
Comme
pronostiqué par Jason, Van Looy gagna l'épreuve au sprint mais Justin
attendit que le dernier coureur, la lanterne rouge comme on dit dans ce
sport, eût passé la ligne pour en avoir le coeur net sur les
disparitions des cyclistes. Se pouvait-il que toute l'équipe locale se
fût retrouvée dans la voiture-balai ?
Mais
justement, comme par un fait de sorcellerie, la voiture-balai ne
franchit jamais la ligne d'arrivée. On ne la revit plus de l’après-midi.
Les deux amis se rendirent au commissariat et y racontèrent leur histoire.
- Vous les connaissez ? Vous faites partie de leur famille ? leur demanda-t-on. Le véhicule est à vous ? Ou le balai ?
- Non.
- Vous savez, jeunes gens, chacun est libre d'aller et venir comme il le souhaite ici. Ils vous ont volé quelque chose ?
- Non plus !
- Alors, s'il vous plaît, mêlez-vous de vos British fesses et de votre Belge postérieur, les kids ! Caltez, maintenant !
Les
deux jeunes gens retournèrent auprès du car-podium où une charmante
Jerseyan lady claquait deux bises à Rik en lui remettant un énorme
bouquet de fleurs.
Ils avisèrent un officiel auquel ils demandèrent le nom du chauffeur de la voiture-balai.
- Quelle
voiture-balai ? Personne n'abandonne jamais dans cette course. Il y a
les voitures des directeurs techniques en cas de pépin mais c’est tout !
- Mais on l'a vue ! Elle a tourné derrière les coureurs. Sauf au dernier tour !
- Je ne vois pas vraiment de quoi vous voulez parler. Vous avez trop arrosé de cherry votre repas de ce midi ?
Avaient-ils
eu la berlue ? L'équipe des Jersey black devils existait-elle
seulement ? Ils en venaient à douter de leurs sens. Quand soudain Jason
Butternut se tripota le bout relevé de moustaches imaginaires et eut une
illumination dans ses petites cellules grises.
-
Cela ne peut pas être l’adjudant Chanal ou un autre de ces pervers
détraqués qui conduisait le véhicule ! Comment un homme seul pourrait-il
en violer dix autres sans que ceux-ci n’opposent de résistance ?
Trouvons le nom du chauffeur et nous saurons quel louche trafic se cache
derrière la disparition de ces dix hommes. Quand tu m'as parlé de ce
phénomène la première fois, j’ai pris soin de noter le numéro de la
plaque minéralogique de la camionnette : 3745 ES 40. Retournons au
commissariat.
Le même préposé digne, courtois mais un chouïa vulgaire sur la fin les reçut à nouveau avec flegme.
- Nous aimerions savoir à qui appartient ce véhicule.
L'agent Bobby, ébaubi, regarda le numéro puis il appela un autre service. Quelques temps après il obtenait la réponse.
- Cette camionnette Peugeot est immatriculée en France. Elle appartient à un dénommé Auguste Maquet.
- J'ai tout compris ! dit Jason à Justin. On peut rentrer chez tes parents prendre le thé !
***
Lorsque
le soir fut venu, Jason Butternut demanda à Justin Podium de réunir
tous ses neurones dans la bibliothèque du château de ses parents. Ce fut
vite fait car le correspondant n’en avait pas beaucoup.
-
Il existe quelque part sur le continent une clinique médicale tenue par
un docteur très malin. Nommons-le Alexandre Dumas arrière-petits-fils
car c'est bien de là que tout est parti. C'est essentiellement une
maison de repos, située à la campagne ou à la montagne, voire à la mer,
va savoir ! La clientèle est principalement constituée d'écrivains ou
d’écrivaines en mal d'inspiration ou en dépression ainsi que de
scénaristes excédés ou vidés. Le docteur Dumas a mis en place une espèce
de commerce triangulaire. Avec l'argent que les éditeurs ou producteurs
lui confient pour soigner leurs poulains ou leurs pouliches il va
acheter un peu partout des rédacteurs remplaçants, des gens qui vont
écrire des romans ou des scenarii à la place des auteurs en déprime. Je
pense qu’ils sont logés pour cela dans un centre de vacances à
Mimizan-plage, dans les Landes. J’en ai vaguement entendu parler par ma
copine Josiane qui passe ses étés et a beaucoup flirté par là-bas.
Lorsque le rédacteur-vacancier a terminé son manuscrit, il l’envoie au
docteur qui le remet à l'auteur. Celui-ci le retouche et repart un peu
guéri pour un temps vers de nouvelles aventures. Il va enfin pouvoir à
nouveau passer à la télé ou causer dans le poste.
- Mais alors il n'y a rien d'illégal dans la course cycliste ? s'étonna Justin.
-
Tout ce qui se trafique dans un paradis fiscal est parfaitement légal
même si c'est parfois immoral et Rik Van Looy est bien le meilleur. Il
n'a pas besoin d'une quelconque tricherie pour le prouver.
Les
vacances de Butternut étaient terminées. Le lendemain matin Jason
retourna sur le continent. En montant à bord de l'hydroglisseur de la
Brittany-ferries il ne fut nullement surpris de renifler l'odeur
caractéristique du ragoût de mouton aux haricots de l’English breakfast
qui l’avait étonné à l’aller ni d’apercevoir, assemblés autour de deux
grandes tables, dix jeunes hommes habillés de costumes noir, portant
lunettes noires et chapeaux et occupés à taper sur des machines à écrire
portatives.
Jason
se dirigea vers eux et dans son anglais faiblard mâtiné de surréalisme
belge, de visions Carrolliennes et de précognition de Georges Perec, il
demanda aux men in black :
- J'ai tout compris à la disparition mais... Pourquoi des coureurs cyclistes à guidon chromé au fond de la cour ?
C'est le capitaine de l'équipe, Wargrave, qui lui répondit :
-
Parce que pour écrire autant d’inepties à la chaîne sans dérailler
complètement il faut soit en avoir sous la pédale soit être complètement
piqué !
-
Et nous on en a et on l’est ! ajouta Claythorne, ce qui déclencha un
éclat de rire général de la part des dix nouveaux petits nègres.
Ecrit à l’insu de son plein gré pour Agatha Christie
le 20 février 2022 par Joe Krapov.