Les livres agissent même quand ils sont
fermés, se disait-il, en parcourant d’un regard lourd et inquiétant les
murs de cette vaste salle tapissée de livres qui s’offraient à lui dans
une magnificence quelque peu outrancière. Vêtus de cuir, certains
volumes jouaient les gros bras, d’autres se contentaient d’exposer leur
nudité sans fard. Tiens, celui-là, par
exemple, en plein milieu du premier rayonnage, depuis plusieurs jours,
lui lançait des œillades. Il n’avait pourtant l’air de rien dans sa
petite robe de fête de la maison Gallinel, coincé entre deux pavés vêtus
de basane rouge cramoisie. En réalité, il contenait toute la lumière du
monde. Saul ne le savait que trop bien. Ce qu’il ignorait, en revanche,
c’est ce qu’il faisait là, lui, dans ce lieu improbable, gigantesque,
inconnu. Par quel chemin était-il arrivé dans ce Parthénon de Babel ?
Une vive douleur à l’arrière de la tête l’empêchait d’y voir clair. Pour
l’heure, il s’agissait d’aller à la rencontre de ce petit livre haut
perché qui lui lançait des clins d’œil enjôleurs.
Saul eut bien du mal à sortir de sa
torpeur et de son fauteuil, situé à l’angle droit du mur-mur
nord-nord-est. Flottait dans l’air une forte odeur de colle, de colle de
pâte à tartiner. L’étrangeté du lieu, parallélépipède rectangle aux
lettres d’or, l’invraisemblance de son état, ne l’empêchaient nullement
de prendre son temps, de goûter au moelleux du fauteuil crapaud de
velours vert, de caresser outrageusement les accoudoirs émoussés.
Lorsque soudain, un cri le sortit tout à
fait de sa langueur. Ce fut d’abord une sorte de bruit de balançoire,
suivi d’un cri qu’il ne sut définir. Il se précipita vers l’unique
fenêtre du cube rectangulaire. Il manqua de vaciller : devant lui, se
dessinaient la souveraineté du vide, l’immensité de l’océan, les ruines
du ciel. Instinctivement, il eut un mouvement de recul. Il comprit
rapidement qu’il se trouvait juché sur un piton rocheux au beau milieu
de nulle part, perché comme un rhinocéros courasseux. Épouvanté,
terrassé par l’angoisse, Saul perdit connaissance. Dehors, les éléments
étaient échevelés. Lorsqu’il reprit ses esprits – une éternité plus
tard – il avait la tête encore plus pesante. Avait-il été l’objet d’une
illusion auditive ? Il faisait encore sombre. Seul un rayon de lune
avait voix au chapitre sur les lames du parquet de bois vieilli qui
exhalaient un doux parfum de corniotte. Il n’osait bouger.
L’horizontalité lui allait bien. Pourtant, il était tenaillé par la faim
et la soif. Il avait besoin non pas d’une vodka-martini (il préférait
laisser ce détestable breuvage à Léonie ou à Madeleine – il les
confondait toujours ces deux gnomes) mais d’un verre d’eau chaude
ultraviolette.
Tout à coup, il tendit l’oreille.
– Psst ! Psst ! Par ici !
Saul se redressa, chancelant. Il n’était donc pas seul.
– Qui est là ? Où êtes-vous ?
– Approchez. Je suis là, dit la voix, sous le pommier (non, ça, c’est
dans un autre livre… ). Je suis tombé par terre (non, pas ça, d’accord,
c’est trop facile). Je suis tombé sur le dos velouté du gros crapaud. Il
est répugnant mais il a amorti ma chute. Approchez, n’ayez crainte,
j’ai quelque chose d’important à vous dire.
Saul s’avança prudemment. Au pied du fauteuil, il remarqua un verre rempli d’un liquide transparent.
– Vous vous désaltérerez plus tard, mon ami !
– Je souffre du Syndrome de Gougerot-Sjögren, vous comprenez. Je suis
complètement déshydraté, asséché ! Accordez-moi au-moins cette faveur !
Sans attendre la réponse, Saul se jeta sur le verre. Le liquide (c’était
de l’eau plate et fraîche) lui procura malgré tout une sensation de
bien-être infini. C’est alors qu’il distingua sur
le fauteuil, un petit livre, celui-là même qui lui avait jeté des
oeillades. Saul le prit dans ses mains avec délicatesse et l’écouta
attentivement.
– Un vrai livre est toujours quelqu’un qui entre dans notre solitude.
. . .
L’alarme du smartphone se mit à sonner.
Treize heures. Ne subsistait de ce mauvais rêve que quelques fragments.
Devant ses yeux mi-clos, défilaient la Galerie des Glaces sans glaces et
au carré, des murs tapissés d’un papier-peint en trompe-l’œil imitant
une bibliothèque de nuages, un perchoir ou plutôt un phare dont il était
le gardien solitaire, un rhino féroce, une mer tourmentée. Sur la
couette en désordre, un livre inutile était ouvert à la page 27.
L’accablante asthénie de Saul disparut aussitôt, en un clin d’œil.