L'exercice des "rimes imposées"
ne date pas d'hier...
Jugez-en plutôt :
Dans un article en forme de causerie pour Le Petit Journal
auquel il faisait parvenir des correspondances,
Alexandre Dumas raconte avoir hérité
d'un lot de papiers de sa sœur Marie, dernièrement décédée.
Il y a redécouvert un poème co-signé de lui
et de son ami et collaborateur Joseph Méry.
C'est le prétexte pour raconter à ses chers lecteurs
comment se passaient ces bonnes soirées entre amis
au cours desquelles on improvisait des vers
à partir de rimes choisies par un tiers.
A ce jeu des bouts-rimés, raconte Dumas,
Méry était un as de l'improvisation.
Il cite les alexandrins que Méry avait vite pondus
à partir de 24 mots plutôt difficiles à agencer
dans l'ordre à l'intérieur d'un même texte.
Les voici:
Femme – Catilina – Âme – Fouina – Jongle – Citoyen – Ongle – Païen –
Mirabelle – Mirabeau – Belle – Flambeau – Orestie
– Gabrio – Répartie – Agio – Figue –
Faisan – Ligue – Parmesan – Noisette – Pâté – Grisette - Bâté.
Dumas précise dans une note que Gabrio était le sobriquet affectueux
de la comtesse Dash, dont le prénom était Gabrielle.
A titre d'exemple, voici le début du poème composé par Méry:
En vous voyant ce soir, jeune et charmante femme,
Chez l'auteur d'Henri Trois et de Catilina,
Pour écrire ces vers, la peur glaça mon âme,
Ma plume tressaillit, le poète fouina.
Il en profite pour lancer un concours.
Le lecteur qui réussira le meilleur poème avec les mêmes bouts-rimés
recevra l'original qui porte les rimes de Dumas,
le texte de Méry et leurs deux écritures.
Il raconte avoir eu la conviction que peu seraient en mesure de relever le défi.
Le succès fut tel cependant qu'il se vit incapable de choisir un seul gagnant.
Il proposa donc une souscription à un franc
aux quelque 200.000 lecteurs du Petit Journal.
S'il en obtenait 500, alors il ferait un volume avec tous les poèmes reçus.
Sa préface du 9 mars 1865 en forme de causerie témoigne
qu'il a obtenu le nombre de souscriptions désirées.
D'où ce volume qui reprend l'ensemble des poèmes
envoyés par les lecteurs.
De ce livre jamais réédité de près de 300 pages,
seules les dix premières sont de Dumas.
On comprend bien, vu la nature du propos,
que l'ouvrage ne figure pas dans ses œuvres complètes
chez Lévy ou Levasseur.
Il n'empêche que ce court texte est fort attachant à plus d'un titre.
D'abord, il y a la référence à sa sœur Marie dont on sait trop peu de choses.
Avis aux chercheurs, Dumas affirme avoir récupéré
beaucoup des lettres qu'il lui a écrites.
Ensuite, il nous campe un Joseph Méry plutôt sympathique.
C'est à ce collaborateur qu'on doit le roman
"Un médecin de Java" (titre de la version en feuilleton)
ou "L'île de feu" (version en volume).
Enfin, ce texte montre comment, à partir de petits riens,
Dumas arrive à susciter beaucoup d'intérêt.
Pour les versificateurs amateurs enfin,
notons que quelques collaborations sont bien troussées.
Ils apprécieront peut-être surtout celle de G. Dorval
intitulée Alexandre Dumas,
que nous reproduisons intégralement ici.
Alexandre Dumas
Dumas est fin, aimable et doux comme une femme;
Son génie a créé Kean et Catilina,
Et tous ceux qui l'ont lu l'aiment de cœur et d'âme,
Car son brillant esprit jamais ne fouina.
Roi de la blague, avec les mots sa plume jongle;
Il nous fait dans Pitou voir un bon citoyen;
Nous montre d'Artagnan qui, sans peur, rogne l'ongle
De Richelieu, le prêtre à l'âme de païen.
Son souple talent, doux comme une mirabelle,
Dans un livre émouvant nous fait de Mirabeau
Admirer aisément la voix puissante et belle,
Eclairant les esprits comme un divin flambeau.
En admirables vers ciselant l'Orestie,
Dans cette œuvre il a mis le cœur de Gabrio,
La verve de Méry, l'esprit, la repartie,
Dont il s'est fait le roi, seul et sans agio.
On lit ce qu'il écrit comme on mange une figue,
Une tarte à la crème, une aile de faisan;
Que ce soir un roman sur la Fronde ou la Ligue,
Ou le moyen de faire un plat au parmesan;
Car il cause de tout: la modeste noisette
Inspirerait sa verve autant qu'un gros pâté,
Et ce grand enchanteur sait peindre une grisette
Aussi bien qu'une reine ou qu'un âne bâté.
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