Avant, il n’y avait qu’une seule chaîne. La lucarne magique arriva
impromptue d’un seul coup d’un seul dans le salon de nos petites têtes
pas toutes si blondes.
Pas de télécommande, juste un bouton rond et obstiné : marche ou arrêt, comme la vie. Hypnotique.
La télé commande. Alors, les soirs d’hiver, les enfants s’asseyaient
trop près, aimantés par le rectangle lumineux qui avalait le monde. On y
voyait défiler les Indiens, les cowboys, Zorro, le justicier masqué, et
parfois un générique de Noël où des rennes scintillaient entre deux
pubs de soupe.
Aux anniversaires, et sous le sapin, les cadeaux réels prolongeaient
la fiction rêvée : pistolets en plastique, à amorces ou à bouchons, arcs
minuscules, flèches ventouses, panoplies d’Indiens, de cowboys, de
Zorro. Les batailles se poursuivaient dehors, dans la cour, jusqu’au
fond du jardin, quand la vraie neige tombait. Si un jouet manquait à
l’appel, les bâtons, les pierres étaient là,
Les années passèrent, la musique remplaça les westerns. L’écran
resta, l’écran dansa. D’abord en scopitones. Puis dans les années 80 les
clips envahirent les écrans, les idoles se dandinèrent en play-back, la
chanson de Madonna, Thriller, et puis aussi la chanson de Lio qui devint
un rituel d’ironie amoureuse. On l’écoutait sans comprendre qu’elle
annonçait déjà la guerre des sexes à venir.
“Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.” G, Debord
Puis vint l’écran d’ordinateur : le spectacle déménagea, là. Sur le
bureau. Un site d’écriture, des pseudos, des aminautes, des dialogues,
des défis à thème.
Et la même fascination que jadis : on regardait, on commentait, on
applaudissait. C’était la société du spectacle, mais en version clavier.
Moi, j’étais Cavalier. : il n’est pas de hasard, il n’est que des rendez-vous.
Et comme dans tout forum, il y avait toujours un ou une Kevin pour faire du grabuge.
La nôtre, c’était une femme : mordante, moqueuse, incontrôlable.
Une marylin numérique qui faisait trembler les fils de discussion à coups d’ironie mal digérée.
Avec Pépitoune, ma complice de plume, on en eut vite assez. On décida de lui rendre la politesse : à notre manière.
On écrivit un texte, en duo, une parodie vengeresse. Une tragédie communautaire, punitive par les mots, sans filtres.
C’était du théâtre noir, du sarcasme de l’ironie à la Zorro.
Fallait pas commencer
« Et toi dis-moi que tu m’aimes Même si c’est un mensonge ».
Jacqueline la coiffeuse fredonnant une chanson de Lio pour Pisano son amant ? Pas sûr… Elle ne compte pas pour des prunes… »
Un cabriolet jaune dans la ville endormie, les roues crissent, frein à
main, se tanque devant l’horrible bâtiment, une robe rouge furibonde
surgit hors de la nuit, créoles gitanes, une robe rouge vole dans
l’escalier, et haut des marches la robe rouge, déchirée, lamelles, en
éclats de dentelle.
L’hidalgo demande : Qué passa ?
Voix dépitée masque la colère : Qué hace esta rubia en tu cama ?
(La peroxydée dans ton lit, c’est une vision ?)
Lui, enjôleur : Mais c’est ma cousine, tu sais bien qu’on n’a pas de chambre d’amis !
Elle, pas dupe : Mais PauLo (PL), tu sais bien que tu n’as pas de cousine !
La blonde, consciente de déranger, ramasse ses affaires et saute par la fenêtre du troisième étage.
Cette sensation qu’éprouve Wanda, la brune trompée, seule la jalousie peut la donner.
À distance, Zorro la devine.
Il a beau galoper comme un dératé, se retourner vers des poursuivants
fantômes, il résiste. Son intégrité, la satisfaction de sentir sur sa
nuque la belle souffler court de désir.
Mais… de la bâtisse déjà à une centaine de mètres devant lui, on ne
saurait dire qu’elle rutile. La vision mérite un autre qualificatif.
Elle ruine.
Entraînant brutalement la marylin, il pousse la porte, et le
spectacle graisseux s’offre à lui. Garcia a opté pour la Grande Bouffe
huilée. Les doigts boudinés agrippés aux lardons dégoulinants. La bouche
édentée, pleine, béante. Garcia sourit de plaisir.
Et Zorro, las, offre la marylin aux soudards : pour rire, pour l’exorcisme, pour la farce.
Les soudards
Ils n’attendaient que ça. Émergeant durement des vapeurs la bande s’ébranle :
« Les brunes comptent pas pour des prunes, » dit l’un des gardes.
« Mais un petit noyau tout mouillé blond et nu, pour une fois… » répond un autre.
Les rires sont gras, les métaphores indignes.
Ils ne brandissent que des mots, mais les mots frappent sec.
« Allez, soldats, sabre au clair !Vengeons notre site ! »
Ils hurlent comme dans un péplum. Les verres tintent, les phrases claquent.
Ils parlent tous comme des animaux, de toutes les chattes, ça parle mal.
En rejouant la bataille des forums, sans comprendre qu’ils ne font que copier le monde qu’ils méprisent.
Ils se vengent à coups de satire, de sous-entendus, de vanité.
Leurs plumes sont des baïonnettes de papier, et la salle des gardes pue la fanfaronnade.
Marylin s’efface. Elle aussi. Elle devient concept, voeu pieux, cible, proie et chienne rimée d’un soir, trophée d’écriture.
Et dans la salle d’arme, chacun croit avoir gagné.
L’entrée du Chevalier de cuir
Un bruit de sabots, net et saccadé !
Les soudards se figent, ravalent leurs phrases.
La porte claque.
Un homme entre, freluquet, silhouette mince et droite, maigrelet sous son manteau long.
On dirait Thierry la Fronde s’échappant d’une rediffusion de Melody.
Le Chevalier de cuir lève la main :
« Fin de scène. Allez, on remballe le cirque. »
Sa voix n’est pas celle d’un juge, mais d’un type qui a vu trop de mascarades.
Il traverse la pièce, s’approche de la marylin, la relève, doucement.
Les soudards détournent le regard.
La vengeance fond comme du sucre mouillé.
Dehors, le vent souffle sur la cour numérique.
L’écran clignote, puis s’éteint.
Le spectacle est terminé.
Houf nous l’avons échappé belle.
(Annexe : clip de Lio, “Fallait pas commencer”, 1983 — à
visionner, bien sûr, pour mesurer la distance entre le glamour
télévisuel et la satire d’un forum en guerre.)
(+ Clip d’angèle balance ton quoi … avec la scène culte de Pierre Niney :
car non c’est non … nan mais …)
“Pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire,
Bégayage de le et même dû à l’âge, opération survie, Diable ! Cre-do in u-num de-um…
À voir toutes ces émissions de télé-réalité d’aventure, je devine
bien que votre monde actuel tourne un peu blasé. C’est devenu la société
du spectacle. À outrance. À mon époque ce ne fut pas mon cas, car moi
je dus survivre. À la vie, à la mort.
Mon esprit, lui, se promène librement sur votre monde, et j’ai sans
doute mérité ceci, grâce à mes peurs bleues et grâce à toutes mes
souffrances endurées de mon vivant.
En effet, il y a bientôt cinq cent ans que mon navire a sombré dans
la nuit, et que je me suis retrouvé, seul, sur un banc de sable
salvateur au large du Pérou.
Mais au petit jour le constat est sans appel, le banc de sable est
minuscule, il n’y a pas de végétation, pas de gibier, pas d’eau potable.
Ce n’est que du sable, sans un caillou, et de quelques mètres de
hauteur.
N’ai-je survécu à ce naufrage pour venir périr ici d’une lente agonie ?
La marée rogne mon espace, et je me réfugie bien au centre le plus en
hauteur possible. Le soleil est inexorable, alors je me protège dans
les flots. Jusqu’au cou. J’ai faim et surtout je commence à avoir très
soif. C’est l’enfer sur terre, ici bien au milieu de l’océan.
Mais je me dis, non Pedro, il te reste ton couteau… et ton cerveau.
Je fouille les algues apportées par la marée, j’y trouve des crevettes,
je creuse dans le sable et j’avale quelques coques bien salées.
Tout à coup de grosses tortues de mer. Elles viennent prendre un bain
de soleil. Mon sang ne fait qu’un tour, je me précipite le couteau à la
main et j’en égorge une sur le champ. Je me désaltère et je boucane sa
chair découpée au soleil. J’ai très soif, je retourne la carapace vide.
Dieu m’enverra peut-être de l’eau ?
Les averses viennent chaque nuit. Les tortues, chaque jour Les
carapaces servent d’abri, de réserves d’eau. De là à dire que c’est un
peu la routine…
Pedro Serrano, il te faut signaler ta présence. Il faut faire du feu. Je mets ce goémon à sécher, et je cherche un caillou. Rien, rien de rien… je regrette
… Charles dixit. Alors, il me faut plonger. Et replonger. Au bout de
deux mois, en plongeant plus profondément, je finis par trouver quelques
galets. Un couteau, une pierre à feu, l’étincelle, et c’est le
commencement du monde des hommes.
Des hommes, oui, et le plus incroyable c’est que trois ans plus tard
j’ai trouvé mon Vendredi ! Un naufragé arrive à quatre pattes sur le
sable, un matin. Surpris, affolés, nous croyons tous deux voir le Diable
en personne… horrifié par mon apparence pileuse il s’enfuie en hurlant,
et moi je hurle en fuyant. En un beau raffut primordial !
Puis l’autre diable tout à coup inspiré par je ne sais quoi entonne un « Cre-do in u-num de-um… « , ce chant fameux universel, Credo le plus célèbre de la chrétienté, un peu comme la chanson « Imagine » de Lennon, de vos jours, oui, imagine… je lui réponds. Nous tombons dans les bras l’un de l’autre.
Alors, on se partage les tâches, on se dit tout, on se raconte nos
secrets, nos exploits, nos aventures, nos femmes, et ce pendant une
année entière…
Puis la haine arrive avec ses méchancetés, ses insultes, ses bagarres…
On se réconcilie, par intervalle, faute de mieux, et Miguel et moi, on alimente le feu, et on attend.
Quatre ans ont passé à guetter l’horizon, quand un jour, un navire
intrigué par la fumée du feu arrive et envoie une chaloupe. Mais tout à
coup, les marins voyant s’agiter deux beaux diables velus et hirsutes
sur le rivage, font demi-tour : « Signons-nous, et éloignons-nous de ces lieux maudits ! »
Alors unissant nos forces, Miguel et moi entonnons désespérément d’une seule voix tonnante et tonitruante à tue-tête le Credo !
Quelque jour après, Miguel mon compagnon meurt sur le chemin du
retour. De trop d’émotions sans doute. Depuis en Europe, ayant barbe
gardée comme une preuve, je vais de foire en foire exhibé à demi-nu
comme une bête curieuse. Il me faut bien manger.
L’Empereur Charles Quint roi d’Espagne qui a eu vent de mon histoire,
me fait mander en Allemagne, et me fait don d’une bourse d’or de quatre
mille pièces de huit reals. En rente. Un trésor dont je compte bien
profiter un peu chez moi au Pérou, en face de mon île, mais j’ai la
mauvaise idée de mourir sur le chemin, à Panama, là, entre les deux
océans… Ce n’était pas demander le Pérou pourtant…
Depuis, j’erre de par le monde, et je vous observe. Je regarde la
Télé, la lucarne magique ou du moins ce qu’il en reste, et je suis sur
Internet aussi. Pour passer le temps. Mais mon état d’esprit ne risque
pas d’évoluer, car quand je tombe sur Dual survival, Bear Grylls, Bienvenue dans ma tribu, Koh-lanta, Survivor ou The Island voire Kenji Girac Vs Maître Gims and so on … Je suis mdr top trop grave, grave … Grave !
Dans la main
tremblante, une photographie : le passé s’y abrite comme une flamme fragile. Le
visage jeune s’y dessine, clair, lisse, plein d’élan. Pourtant, derrière lui,
le présent veille, marqué de rides comme un livre feuilleté par le temps.
La mémoire
s’invite dans ce dialogue secret. Elle murmure des noms, des rires, des
instants oubliés que seule l’âme conserve. Chaque souvenir est une étoile suspendue au-dessus des années.
La fragilité
n’est pas une faiblesse : elle est la tendresse du corps qui a tant vécu, la
délicatesse de la peau qui raconte l’histoire mieux que les mots. Elle est le
tremblement discret d’une vie qui se sait précieuse.
Et dans ce
contraste éclate la beauté. Non pas celle des traits immobiles, mais celle du
passage, du chemin parcouru, de la lumière qui habite encore les yeux. La
beauté qui persiste, différente mais intacte, comme une vérité que rien ne peut
effacer.
Ainsi, les
âges de la vie ne s’opposent pas : ils se superposent, s’étreignent et se
prolongent. Et dans cette rencontre fragile entre hier et aujourd’hui, se
révèle l’éternelle grâce d’exister.
Les
âges de la vie semblaient passer sur Hélène sans laisser de
trace. C'est ce qu'elle pensait en tout cas ! Elle était belle
certes, mais plus que tout, elle était imbue de sa beauté.
Tellement infatuée d’elle-même qu’elle n’acceptait d’amies
qu’en tant que faire-valoir. Au milieu de ces filles pas
obligatoirement moches mais toujours insipides, elle brillait comme
une rose dans un champ d’orties. Bien qu’elle eût pu s’en
dispenser elle passait de longues heures devant son miroir à
parfaire sa beauté, usant et abusant de crèmes et d’onguents
parfumés. Elle guettait anxieusement sur l’ovale pur de son
visage, l’apparition de la moindre imperfection qui en eût troublé
l’harmonie ou terni la fraîche carnation. Bouton, éphélide,
trace de couperose, veinule disgracieuse, rougeur suspecte, ridule
traîtresse…Rien n’échappait à cette quotidienne et minutieuse
inspection qui lui permettait en outre de se contempler à tout
propos, ce qui lui procurait le plus ineffable des plaisirs. Tout lui
était bon pour s’arrêter, fût-ce un bref instant devant son
reflet ! Rien ni personne dans la vie ne l’intéressait plus
qu’elle-même.. Elle s’étalait avec complaisance sur les
multiples qualités dont la nature l’avait si généreusement
dotée. À l’en croire, toutes les fées s’étaient penchées sur
un seul berceau : le sien et de toutes les grâces dont elle elles
l'avaient dotée, son visage était sans conteste le joyau le plus
précieux ! Elle se délectait sans complexe de l’admiration béate
qu’elle suscitait chez ses amies et elle acceptait comme un tribut
à sa souveraine beauté les qualificatifs dithyrambiques dont
l’abreuvait la cohorte de ses soupirants. Elle était persuadée
qu’elle représentait à elle seule, l’incarnation de l’idéal
féminin, la quintessence de la séduction, la perfection faite
femme. Elle ignorait les risques que lui faisait courir son
monumental ego !
C’était
déjà beaucoup de se croire la plus belle, c’était bien pis de
faire croire à ses amies qu’elles ne l’étaient pas, de leur
reprocher à mots à peine couverts leur manque de charme, leur
manque de goût ou d’originalité. Leur manque de tout en somme.
Ces « pauvres filles oubliées de la nature » pensait-elle sans le
leur dire, rêvaient de lui ressembler sans y parvenir jamais.
Avaient-elles la moindre chance ? De toute façon, elle n’eût
admis pour rien au monde que l’une d’entre elles pût la
rejoindre sur ces hauteurs qui devaient demeurer inaccessibles. Les
conseils qu'elle leur prodiguait, magnanime, n’avaient d’autre
but que de les enfoncer plus encore dans la boue de leur imperfection
tout en la confortant, elle, sur son impérial trône.
Un
jour l’une de ses fans les plus fidèles se lassa de subir sans
broncher ses remarques à la fois mielleuses et fielleuses. Elle
était fatiguée de se prosterner devant cette marmoréenne idole qui
jamais ne consentait à descendre de son piédestal. Si fatiguée
qu’elle prit enfin conscience que ce parangon d’orgueil et
d’égoïsme recevait sans jamais rien donner en retour. Alors,
prenant le ciel ou l’enfer à témoin, elle fit un vœu qui se
réalisa bien au-delà de ses espérances les plus secrètes :
«
Fasse que les miroirs continuent à la refléter belle et que chaque
fois qu'elle s'y admirera, elle devienne vieille et laide comme un
pou sans même s’en apercevoir ! Ce ne serait que justice à la
fin !» Ce fut une pensée fugace mais
d’une telle force qu’elle en fut secouée et regretta aussitôt
de l’avoir eue. Trop tard ! Le sort en était jeté et ainsi fut
fait.
À
partir de ce jour, le destin de la belle Hélène bascula à son
insu. Chaque fois que même incidemment elle se lorgnait dans un
miroir, il lui renvoyait traîtreusement l’image parfaite qu’elle
s’attendait à y voir. Cependant, chaque fois aussi, y apparaissait
une ride qu’elle ne voyait pas. Jour après jour, ride après ride,
qu’il fût fortuit ou intentionné, chaque regard qu’elle
s’adressait au travers d’un miroir ou de la moindre surface
réfléchissante, lui façonnait un nouveau visage que les autres
découvraient peu à peu mais dont elle-même n’avait pas
conscience. Elle ne voyait pas non plus les mines de plus en plus
apitoyées de ses ex admirateurs qui continuaient néanmoins à lui
débiter des fadaises pour ne pas la vexer ni encourir ses foudres.
Seules ses amies, se réjouirent de pouvoir enfin lui retourner ses
moqueries. Quand elles la rencontraient, elles souriaient l’air
entendu et lui assénaient en jubilant intérieurement :
-
Tu as pris un sacré coup de vieux ma belle !
-
Vous êtes jalouses ! Rétorquait l’offensée.
Un
jour, celle qui avait inconsidérément formulé le vœu funeste et
que le remord tarabustait, lui dit gentiment :
-
Je t’en supplie, rends-toi à l’évidence, tu vieillis Hélène !
Et d’ajouter pour tempérer quelque peu son propos : - Hélas !
Comme tout le monde ma chère !
-
C’est impossible ! s’indigna l’orgueilleuse.
Mais
elle dut lire la cruelle vérité dans le regard malheureux de
l’autre car elle rentra séance tenante. Dans la salle de bain,
plantée devant son miroir, affligée, elle vit enfin : là, au coin
des yeux, de vilaines pattes d’oie qu’elle ne se connaissait pas.
Et sur son front, deux rides profondes. Désemparée, il lui fallut
quelques minutes pour se reprendre et encore quelques autres pour
passer de l’abattement à la colère outragée. Elle étala devant
elle tous ses petits pots de crèmes miraculeuses et se mit au
travail, bien décidée à ne pas remettre un pied dehors tant que
les disgracieuses rides ne seraient pas totalement effacées. Et bien
sûr, tout le temps qu’elle passa devant le miroir maudit à
essayer de vaincre le mal, celui-ci, au contraire, ne fit qu’empirer.
Tandis que son corps demeurait jeune et ferme, sur son visage, la
vieillesse gagnait du terrain. Chaque jour dans la glace, le masque
hideux gravé de rides profondes lui faisait face. Atterrée, elle se
s'enferma chez elle déterminée à venir à bout du mal étrange qui
ravageait son visage Prétextant un virus très contagieux, elle
n’ouvrit plus à personne, pas même à ses parents inquiets à
juste titre. Et moins encore aux amies qu’elle avait si souvent
vexées ! Elle fit la sourde oreille à leurs appels répétés.
Recluse volontaire dans sa maison, sans presque manger ni boire, elle
continua à observer de près l’implacable progression du mal
inconnu qui la défigurait irrémédiablement. Désormais son visage
sillonné de mille rides était méconnaissable. Pire, chaque fois
qu’elle le regardait, il paraissait se graver de nouveaux sillons
que nul onguent miraculeux ne parvenait à gommer. La rage au
cœur, elle brisa tous les miroirs de la maison et obscurcit toutes
les fenêtres de lourdes tentures noires. Elle ne voulait plus se
voir. Jusqu’à l’eau du lavabo qui lui renvoyait l’image du
désastre galopant ! Alors elle cessa de se laver. Un soir, lasse et
déprimée au-delà de tout, elle se coucha pour attendre la mort et
ne se releva plus. Mais le Destin facétieux et cruel lui refusait
cette dernière faveur. Son corps, toujours bien entretenu, ne lui
obéissait plus. Même privé de soins, d’eau et de nourriture, il
s’obstinait à fonctionner comme une machine parfaitement huilée.
Décidée à en finir, elle utilisa le peu d'énergie qui lui restait
pour accomplir son dernier geste. Avant, elle appela ses parents. «Je
m'en vais !», leur annonça-t-elle
d'une voix éteinte. Le lendemain, rongés par l'angoisse, ils
forcèrent sa porte, et la découvrirent, pâle, les yeux clos,
étendue sur la courtepointe satinée de son lit. Elle s’était
tailladé les veines des poignets avec l’arête aiguisée d’un
éclat de miroir brisé. Sur l'oreiller blanc, son visage lisse et
sans défaut se détachait. Elle ressemblait à la belle au Bois
dormant qui n’attend que le baiser du Prince charmant pour se
réveiller. Jamais elle ne saurait que le mot d’explication qu’elle
leur avait laissé les plongerait non seulement dans un immense
chagrin mais aussi dans une profonde perplexité. En effet, par un
étrange et dernier pied de nez du Destin ironique, la Mort lui avait
restitué toute sa beauté.
— Miroir, mon beau miroir, dis-moi si je suis toujours la plus belle ?
— La plus belle que qui, que quoi ? Qu'est-ce donc que « la plus belle » ?
— Arrête de répondre à mes questions par d'autres questions, contente-toi de refléter, c'est tout ce qu'on te demande.
—
Tu sais que le reflet n'est pas la réalité, ma belle, ou plutôt mon
ancienne belle que tu n'es plus. Mais tu essayes encore. Tu as beau te
farder, te poudrer, «t'esthéticienniser », te « collagéniser », et y
laisser le tiers de ta pension de retraite, tu ne changeras rien au
processus dégénératif dans lequel tu t'enfonces jour après jour. Tu as
désormais traversé tous les âges de la vie. Qu'espères-tu encore ?
—
Miroir, mon beau miroir, je t'utilise pour que tes reflets soient
positifs à mon égard, et non l'inverse, sinon tu risques que je te
brise, même si j'encours ainsi sept ans de malheur. Au point où j'en
suis je ne crains plus rien ni personne. Mets à l'œuvre tes pouvoirs
magiques et redonne-moi ma jeunesse d'antan. Je te le demande. Ton prix
sera le mien.
— Tu ne possèdes plus grand-chose, ma vieille, tes
années de luxe et de stupres sont derrière toi et il n'en reste
strictement rien. Tes rides sont profondes, tes doigts déformés, des
douleurs articulaires constantes, et tu avances à grandes enjambées, –
si toutefois tu sais faire encore de grandes enjambées, – vers
l'inéluctable mort qui t'attend. Alors certes, je peux te redonner une
jeunesse artificielle, mais en as-tu les moyens financièrement ?
—
Miroir, mon beau miroir, tu sais bien que je n'ai plus que ma modeste
retraite, tous mes amants que j'ai satisfaits au-delà de tout, ne m'ont
strictement rien laissé. Les hommes sont d'une ingratitude épouvantable.
Redonne-moi ma jeunesse et je mènerai une vie exemplaire, je suis même
prête à la passer dans un couvent.
— Ah !Ah ! Ah ! Tu me fais
rire, la vieille ! Point de richesses, point de jeunesse ! L'adage est
incontournable. Je suis forcé de l'appliquer. Mais enfin, je suis de
bonne humeur et je veux être bon prince. Je vais te montrer quelques
instants l'inaccessible jeunesse que tu ne retrouveras plus jamais.
Observe attentivement, délecte toi, ça ne durera pas, d'autant plus que
je connais l'instant exact de ta mort. Maintenant regarde-toi dans une
jeunesse qui ne t'appartient plus.
La vieille aux cheveux blancs
se vit en brune dans le miroir. Elle fut quelque peu déçue de n'être pas
plus avenante, souriante, jouissant de sa jeunesse. Le miroir montrait
une femme soucieuse pour qui le bonheur s'était déjà éloigné. Une
tristesse l'envahit, gagna tout son corps, elle tapa le miroir contre le
mur derrière elle. Il s'y brisa. Elle ramassa un morceau tranchant
avec lequel elle s'ouvrit les veines des deux bras et se taillada la
gorge. Tard dans la nuit, un homme qui passait par là, vit le corps
étendu au sol dans une mare de sang. Il appela les secours mais c'était
évidemment trop tard.
Dans le petit cercle fermé des miroirs
magiques, intacts ou brisés, on raconte encore l'histoire de cette
vieille dame qui après sa mort fut conduite par des anges à lunettes,
par-delà les nuages, jusqu'aux confins de l'univers. Elle fut accueillie
par la Déesse des Malheureuses qui lui apporta le réconfort éternel
auquel elle avait droit désormais.
Il naquit dans la sciure, sous un ciel de toile bleue et rouge,
quelque part entre deux routes. Enfant, il croyait que le monde entier
sentait le crottin tiède, le foin humide et la mandoline de son père.
L’école n’était pas une maison fixe mais une roulotte où l’on apprenait à
compter avec les billets du guichet et à lire dans les yeux des
spectateurs. Cet âge fut celui de l’émerveillement, quand chaque chute
était un jeu et chaque gifle de farine ou de sciure une caresse.
Puis vint l’âge du travail acharné. Zavatta s’inventa
clown-musicien : accordéon en bandoulière, banjo, trompette… Il apprit à
se casser la figure avec élégance, à s’offrir en maladresse pour mieux
révéler la grâce. Le public riait, riait toujours, et parfois, il
l’espérait, pleurait un peu. Derrière le maquillage, lui savait combien
les os souffraient, combien la route était longue, combien il fallait de
courage pour lever un chapiteau chaque matin.
« La gloire du cirque entra dans les salons
comme un vieil oncle drôle. »
L’âge de la gloire arriva comme une fête tardive : la télévision
s’enticha de ce visage barbouillé, de ce clown tendre et jamais
méchant. Zavatta entra dans les foyers comme un vieil oncle drôle. Mais
la gloire est une amante capricieuse : elle éclaire et elle brûle. Le
cirque traditionnel s’essoufflait, les enfants se tournaient vers
d’autres écrans, et le vieux clown sentit qu’il devait lutter contre
l’oubli.
Et puis l’âge des ombres. Les muscles refusaient, le cœur se
serrait, les routes semblaient trop longues. Le maquillage cachait mal
la fatigue. On ne rit pas toujours des rides nouvelles. Alors Zavatta
chercha des lieux de silence, là où le rire n’est pas exigé.
C’est ainsi qu’un jour — on dit que c’était un automne — il
monta au Mont Sainte-Odile. On le dit. Pas en clown, pas en musicien,
mais en pèlerin maladroit, un peu tremblant. Les pierres anciennes
semblaient lui parler comme un vieux public, patient et grave. Au
sommet, il contempla la plaine d’Alsace comme on contemple la piste vide
après le spectacle.
Il sortit une petite trompette cabossée de sa poche. Souffla doucement,
presque pour lui. Une note fluette s’éleva dans l’air froid, puis une
autre, puis un éclat de rire d’enfant dans sa mémoire. Là, Zavatta sut
que les âges de sa vie n’étaient pas perdus : ils formaient un seul
numéro, une seule marche vers le haut, jusqu’à ce silence. Une seule
marche cachée dans le chiffre 666.
Il pensa à l’affiche de ses soixante-six ans : deux six qui se
regardent comme deux visages en miroir. Le troisième, invisible, il le
portait en lui, comme un saut de plus que seul le temps révèle.
Alors, dans la grange en contrebas, s’est jouée une autre scène :
celle d’un mulet têtu et d’un clown musicien sans fard, réunis autour
d’un piano fatigué et d’un bol tibétain.
Case 1— Découverte / ÉpreuveVisuel : Finistère répond à la note fluette, joue un accord
maladroit ; une grande tige jaillit du bol tibétain et s’enroule autour
d’une chaise. Les nourrices observent, perplexes. Grand-mère : « Chut. Il compose. » Finistère, concentré : « Si je force, ça devient une forêt ? »
Case 2 — Le pèlerin démystifié (vignette courte, plan poitrine)Visuel : Entrée du pèlerin, le clown musicien, nouveau compagnon de
route ; il s’assoit sur un tabouret, essuie son maquillage d’un geste
lent. Les traits du visage redeviennent humains. On voit de la sciure
sur ses manches. Texte narratif (encadré, doux) : « Parfois, les masques se rangent comme des outils. » Clown, presque en murmurant : « J’ai gardé un coin de papier, pour si jamais… »
Case 3—Le poèmeVisuel : Le clown, sans maquillage, écrit sur le revers d’une
affiche déchirée. Une plume improvisée, quelques taches d’encre.
Finistère écoute, une oreille attentive. Poème (dans une bulle-légende, court, fragile) :
« Quand la note tombe,
la terre la cueille ;
quand je me démaquille,
le rire devient poignée de terre.
On n’emporte pas le cirque,
on emporte une poignée de poussière. » Finistère, avec un petit sourire : « C’est beau. On dirait une plante qui apprend à parler. »
Case 4 — Conséquence dramatique / Quasi-climaxVisuel : Finistère et le clown jouent une mélodie entière,
maladroite, magnifique, et la grange se couvre en quelques secondes de
fleurs et de pousses : pissenlits, vigne, un petit bouleau même. Les
nuages au loin s’écartent. Texte narratif : « Leur musique ne sauvait rien. Elle faisait pousser autre chose : des doutes, des chemins. » SFX : RUMBLE léger, chant d’oiseau.
Case 5— Plan final, image forteVisuel : Plan serré sur Finistère debout sur le banc du piano,
regard vers l’horizon, sabots sur les touches, le clown musicien à ses
côtés écrivant la dernière ligne. La montagne respire. Texte narratif (encadré, phrase-lame) : « Il n’avait pas brisé la boucle. Il l’avait seulement éclairée d’une autre lumière. » Finistère, tranquille : « Demain, on essaiera Chopin. Ou on plante un arbre. »
Zavatta repartit du Mont, plus léger, comme si la montagne avait accepté de porter un peu de son fardeau.