« Bonjour, dit le renard.
– Bonjour, répondit poliment le petit prince, qui se retourna mais ne vit rien.
– Je suis là, dit la voix, sous le pommier.
– Qui es-tu ? dit le petit prince. Tu es bien joli…
– Je suis un renard, dit le renard.
Pendant que le petit prince se demandait si ce renard ferait un ami convenable, une autre voix s’éleva :
– Et moi, je suis un corbeau. N’est-ce pas que je suis joli aussi ?
Le petit prince leva les yeux vers le feuillage et aperçu l’oiseau sur l’arbre perché. Son large bec grand ouvert, noir et maigre, l’oiseau ne lui paraissait pas très joli. Mais s’ils devenaient amis, il le verrait peut-être d’un autre œil. A ce moment, il y eu un choc sourd au pied de l’arbre et un fromage roula dans l’herbe entre le petit prince et le renard.
– Manqué ! cria celui-ci, qui ajouta : Espèce d’assassin, attends que je t’attrape, tu verras si je laisse tomber ma proie, moi !
Et il bondit contre le tronc du pommier. Le corbeau voleta deux branches plus haut.
– Mais vous êtes combien dans cet arbre ? demanda le petit prince.
– Bonjour aussi, répondit la voix lente. Ne le prenez pas mal, mais vous faites une petite erreur. Je ne suis pas combien, je suis l’arbre.
– Vous voulez dire que vous êtes un pommier ?
– Puisqu’il faut tout détailler, c’est bien ça, soupira la voix lente.
– Et nous on est les pommes ! Et nous, les feuilles ! Et nous, les branches ! Et nous, les herbes du pré, nous les mûres du murier, nous les grenouilles de la mare, crièrent d’innombrables petites voix stridentes ! Seul le fromage se taisait (il tentait de se faire oublier du corbeau et du renard).Un peu effaré – il n’avait encore jamais envisagé devenir ami avec des plantes, des grenouilles ou des pommes -, le petit prince salua à son tour, le plus poliment possible :
– Bonjour, pommier ; bonjour, les herbes ; bonjour les mûres ; bonjour les raisins…
– Eux, ça n’est pas la peine de leur parler, il sont trop verts, coupa le renard !
– Oh, le goujat, répondit la vigne. Et l’herbe, les taillis et les feuilles se mirent à crier :
– Trop vert ? comment peut-on être trop vert ? Sale bête rousse !
Bientôt les rainettes joignirent leurs coassements aux imprécations contre le renard. Seules les reinettes du pommier, mi-vertes mi-rouges n’osaient choisir un camp ou l’autre. Le petit prince, abasourdi par le brouhaha, ne savait que faire. Il y avait bien le corbeau, qui se tenait ostensiblement à l’écart du tohu-bohu assourdissant. Mais comment lui parler ? Le petit prince avait l’impression un peu vague qu’il y avait une façon particulière de s’adresser à un corbeau, qu’il y fallait des ramages, du plumage, un phénix et de longues phrases. Il renonça et avisa une rose qui se tenait sagement à l’écart. Peut-être que celle-ci voudrait bien être son amie.
Il la salua :
– Vous êtes bien jolie.
– N’est-ce pas ? C’est que je suis une rose.
– Vous devez être bien fâché contre ce renard, ajouta-t-il pour lui plaire.
– Pourquoi cela ?
– Mais… parce qu’il a dit du mal des plantes.
– Et alors ? Vous êtes bien impudent ! Je ne suis pas une herbe simplette, moi ! Je suis aussi rouge que lui ! Osez dire que c’est de ma faute si mes feuilles sont vertes !
La rose se mit dans une telle colère que sa corolle vira au rouge cerise. Confus, le petit prince s’éloigna en pensant : c’est bien difficile, l’amitié. Aussi, le monde est trop compliqué. J’ai beau être attentif à tout le monde et aussi poli que possible, il arrive toujours un moment où les gens et les choses ne sont plus aussi simples qu’on aurait pu l’espérer. »
Le soir venu, croquant une pomme au pied de l’arbre, le renard tint à peu près ce langage :
– Corbeau, écoute, oublions ce petit prince. C’est toujours la même affaire avec les hommes, ils veulent toujours savoir. Nous, on n’a pas besoin de tout comprendre à tout pour être ami.
Le corbeau, qui tenait dans son bec le fromage retrouvé, se tint coi.
– On n’a même pas besoin d’être toujours d’accord.
Mais on dirait que les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard.
– Tu crois ? croassa le corbeau, lâchant le fromage qui – splatch ! – s’aplatit sur la tête du petit fauve.
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plein de sagesse et de poésie dans ce conte foisonnant qui revisite le panthéon des traditions, c’est succulent
RépondreSupprimerMerci Emma ; j'ai longtemps tourné autour du sandwich proposé par la Licorne sans trop savoir comment l'attraper...et puis, au dernier moment, ça a donné ça
Supprimer:)
On a le droit d'hésiter sur la garniture... :-)
SupprimerOui, succulent...(et je ne dis pas ça parce qu'il y est question d'un fromage)...
RépondreSupprimerC'est à la fois doux et croustillant, sucré et salé, drôle et plein de sagesse...
Et le Petit Prince y est fidèle à lui-même...toujours un peu déconcerté par les comportements des autres, dans sa frêle candeur tombée des étoiles...
Merci Licorne ; je suis le premier surpris de cette histoire improbable qui s'est écrit comme on dévide une bobine : le renard a invité le corbeau ; celui ci ne pouvait pas venir sans son fromage ; puis si les animaux parlent, pourquoi pas l'arbre ; puis si l'arbre, pourquoi pas les plantes, etc etc... !
Supprimeret au milieu de la bobine, le petit prince avec sa drôle de quête d'un ami :)
avec un tel débobinage, revenir à la phrase de fin et son "secret" m'a posé le plus de souci... heureusement, le corbeau et son fromage ont su trouver le mot de la fin !
bref, merci d'avoir proposé ce jeu qui m'a bien surpris !
Ce sont là les mystères de la création : la contrainte n'est pas faite pour brimer mais pour qu'on se...surprenne soi-même... :-)
SupprimerEt puis "débobiner" sur FILigrane...ça me paraît assez "normal" ! ;-)
Merci à toi de nous avoir régalés !
Je suis heureuse tout plein de t'avoir permis de déployer ton imagination...sous le pommier.