vendredi 24 octobre 2025

JEU 112 : "Fallait pas commencer" - Lothar

 

 

Les spectacles de notre société

Avant, il n’y avait qu’une seule chaîne. La lucarne magique arriva impromptue d’un seul coup d’un seul dans le salon de nos petites têtes pas toutes si blondes.
Pas de télécommande, juste un bouton rond et obstiné : marche ou arrêt, comme la vie. Hypnotique.

La télé commande. Alors, les soirs d’hiver, les enfants s’asseyaient trop près, aimantés par le rectangle lumineux qui avalait le monde. On y voyait défiler les Indiens, les cowboys, Zorro, le justicier masqué, et parfois un générique de Noël où des rennes scintillaient entre deux pubs de soupe.

Aux anniversaires, et sous le sapin, les cadeaux réels prolongeaient la fiction rêvée : pistolets en plastique, à amorces ou à bouchons, arcs minuscules, flèches ventouses, panoplies d’Indiens, de cowboys, de Zorro. Les batailles se poursuivaient dehors, dans la cour, jusqu’au fond du jardin, quand la vraie neige tombait. Si un jouet manquait à l’appel, les bâtons, les pierres étaient là,

Les années passèrent, la musique remplaça les westerns. L’écran resta, l’écran dansa. D’abord en scopitones. Puis dans les années 80 les clips envahirent les écrans, les idoles se dandinèrent en play-back, la chanson de Madona, Thriller, et puis aussi la chanson de Lio qui devint un rituel d’ironie amoureuse. On l’écoutait sans comprendre qu’elle annonçait déjà la guerre des sexes à venir.

“Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.” G, Debord

Puis vint l’écran d’ordinateur : le spectacle déménagea, là. Sur le bureau. Un site d’écriture, des pseudos, des aminautes, des dialogues, des défis à thème.
Et la même fascination que jadis : on regardait, on commentait, on applaudissait. C’était la société du spectacle, mais en version clavier.
Moi, j’étais Cavalier. : il n’est pas de hasard, il n’est que des rendez-vous.
Et comme dans tout forum, il y avait toujours un ou une Kevin pour faire du grabuge.

La nôtre, c’était une femme : mordante, moqueuse, incontrôlable.
Une marylin numérique qui faisait trembler les fils de discussion à coups d’ironie mal digérée.
Avec Pépitoune, ma complice de plume, on en eut vite assez. On décida de lui rendre la politesse : à notre manière.
On écrivit un texte, en duo, une parodie vengeresse. Une tragédie communautaire, punitive par les mots, sans filtres.
C’était du théâtre noir, du sarcasme de l’ironie à la Zorro.

 

Fallait pas commencer

« Et toi dis-moi que tu m’aimes
Même si c’est un mensonge ». 

Jacqueline la coiffeuse fredonnant une chanson de Lio pour Pisano son amant ? Pas sûr…
Elle ne compte pas pour des prunes…   »

Un cabriolet jaune dans la ville endormie, les roues crissent, frein à main, se tanque devant l’horrible bâtiment, une robe rouge furibonde surgit hors de la nuit, créoles gitanes, une robe rouge vole dans l’escalier, et haut des marches la robe rouge, déchirée, lamelles, en éclats de dentelle.

L’hidalgo demande : Qué passa ?

Voix dépitée masque la colère : Qué hace esta rubia en tu cama ?

(La peroxydée dans ton lit, c’est une vision ?)

Lui, enjôleur : Mais c’est ma cousine, tu sais bien qu’on n’a pas de chambre d’amis !

Elle, pas dupe : Mais PauLo (PL), tu sais bien que tu n’as pas de cousine !

 

La blonde, consciente de déranger, ramasse ses affaires et saute par la fenêtre du troisième étage.

Cette sensation qu’éprouve Wanda, la brune trompée, seule la jalousie peut la donner.

À distance, Zorro la devine.

Il a beau galoper comme un dératé, se retourner vers des poursuivants fantômes, il résiste. Son intégrité, la satisfaction de sentir sur sa nuque la belle souffler court de désir.

Mais… de la bâtisse déjà à une centaine de mètres devant lui, on ne saurait dire qu’elle rutile. La vision mérite un autre qualificatif. Elle ruine.

Entraînant brutalement la marylin, il pousse la porte, et le spectacle graisseux s’offre à lui. Garcia a opté pour la Grande Bouffe huilée. Les doigts boudinés agrippés aux lardons dégoulinants. La bouche édentée, pleine, béante. Garcia sourit de plaisir.

Et Zorro, las, offre la marylin aux soudards : pour rire, pour l’exorcisme, pour la farce.

 

Les soudards

Ils n’attendaient que ça. Émergeant durement des vapeurs la bande s’ébranle :
« Les brunes comptent pas pour des prunes, » dit l’un des gardes.
« Mais un petit noyau tout mouillé blond et nu, pour une fois… » répond un autre.
Les rires sont gras, les métaphores indignes.
Ils ne brandissent que des mots, mais les mots frappent sec.
« Allez, soldats, sabre au clair ! Vengeons notre site ! »
Ils hurlent comme dans un péplum. Les verres tintent, les phrases claquent.
Ils parlent tous comme des animaux, de toutes les chattes, ça parle mal.

En rejouant la bataille des forums, sans comprendre qu’ils ne font que copier le monde qu’ils méprisent.
Ils se vengent à coups de satire, de sous-entendus, de vanité.
Leurs plumes sont des baïonnettes de papier, et la salle des gardes pue la fanfaronnade.
Marylin s’efface. Elle aussi. Elle devient concept, voeu pieux, cible, proie et chienne rimée d’un soir, trophée d’écriture.
Et dans la salle d’arme, chacun croit avoir gagné.

L’entrée du Chevalier de cuir

Un bruit de sabots, net et saccadé !
Les soudards se figent, ravalent leurs phrases.
La porte claque.
Un homme entre, freluquet, silhouette mince et droite, maigrelet sous son manteau long.
On dirait Thierry la Fronde s’échappant d’une rediffusion de Melody.
Le Chevalier de cuir lève la main :
« Fin de scène. Allez, on remballe le cirque. »
Sa voix n’est pas celle d’un juge, mais d’un type qui a vu trop de mascarades.
Il traverse la pièce, s’approche de la marylin, la relève, doucement.
Les soudards détournent le regard.
La vengeance fond comme du sucre mouillé.
Dehors, le vent souffle sur la cour numérique.
L’écran clignote, puis s’éteint.

Le spectacle est terminé.
Houf nous l’avons échappé belle.

(Annexe : clip de Lio, “Fallait pas commencer”, 1983 — à visionner, bien sûr, pour mesurer la distance entre le glamour télévisuel et la satire d’un forum en guerre.)

 

 

(+ Clip d’angèle balance ton quoi … avec la scène culte de Pierre Niney : 

car non c’est non … nan mais …)

 

 

“Pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, 

il faut savoir vivre.” 

G. Debord

 

Lothar 

 

1 commentaire:

  1. Hum...je me trompe...ou c'est du vécu ?
    (j"ai failli ajouter une rime,
    mais je ne voudrais pas jouer les "Kevina"...)

    Quoiqu'il en soit , c'est très bien écrit...
    et je partage avec toi l'idée que le "spectacle" au sens de Guy Debord,
    est aussi présent dans les blogs, les forums et autres sites de discussion...:-)

    Quant à la "guerre des sexes",
    elle n'a pas attendu l'époque moderne pour "commencer"...
    c'est juste la "scène" qui a changé.
    Le "théâtre" est désormais "en ligne"...

    Le rusé Zorro ne monte plus sur ses grands chevaux...
    il se cache sous un "pseudo"-bandeau
    et achève l'adversaire en deux clics,
    avant de signer à la pointe de l'épée d'un L
    qui veut dire...?? :-))

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