mardi 7 avril 2015

JEU 4 : "Monsieur Bleu et Monsieur Vert" - Texte 1



Il y avait Monsieur Bleu et Monsieur Vert. 
Tout le monde les connaissait dans la ville. 
Monsieur Bleu, tout de bleu vêtu, disait bonjour à tous et à toutes. 
Sa ronde bonhomie lui attirait la sympathie. 
Monsieur Vert, tout de vert vêtu, était sec et renfrogné. 
Ses volets jamais ouverts, comme son visage, n'invitaient pas à la rencontre.

Entre Monsieur Bleu et Monsieur Vert se dressait un mur. 
Il avait été édifié quand, il y a maintenant bien longtemps, 
l'arrière-arrière-arrière grand-père de Monsieur vert était décédé. 
On avait alors découvert avec stupéfaction que ce Monsieur Vert, 
si respectable, avait eu un fils naturel.
 Nul ne l'avait jamais vu, nul ne l'avait jamais su. 
Le notaire, homme au regard sévère et aux redingotes noires, 
avait gardé le secret jusqu'au bout. 
Le bruit avait commencé à se répandre quand Séraphine, 
la femme de ménage du notaire avait dit à Blandine qui venait livrer le linge 
ce qu'elle avait entendu quand le fils de Monsieur Vert,
un monsieur si respectable, 
avait hurlé en apprenant la nouvelle. 
Même les portes capitonnées n'avaient pas réussi à arrêter les éclats de voix
 et la légitime colère du fils de Monsieur Vert.
- T'rends compte ! Un bâtard !
Blandine avait opiné du chef et s'était dépêchée
d'aller le dire à toutes les lavandières 
qui l'avaient répété à toutes les servantes 
qui l'avaient susurré aux oreilles de leur patronne, 
si bonne chrétienne mais tellement avide de cancans et de scandales.

Le bâtard héritait de la moitié de la maison. 
Le fils de Monsieur Vert était sorti de l'étude vert de rage, bien sûr. 
Les choses n'allaient pas en rester là. 
Il n'allait pas se laisser déposséder de son bien par un moins que rien, 
fils d'une Messaline qui avait séduit son père. 
Il courut chez l'avocat, homme retors qui l'encouragea dans sa requête. 
Toute la petite ville se passionna pour cette histoire. 
Chacun y allait de son hypothèse et de ses pronostics.

Monsieur Vert n'avait pas été n'importe qui.
 Inspecteur des choses à faire, c'était un homme qui avait consacré sa vie 
à la bonne marche de la nation. 
Fonctionnaire émérite comme l'avait attesté sa médaille du travail, 
il avait pris une retraite bien méritée mais n'avait pu en profiter.
 Une sournoise maladie l'avait emporté dans la première année de cette nouvelle vie 
qu'il aurait dû consacrer à faire son jardin comme il l'avait proclamé partout 
et surtout au café des sports, où il retrouvait ses amis pour une partie de cartes.
C'est là qu'on venait le plus souvent, quand on était un homme, 
pour avoir des nouvelles de l'Histoire, 
les femmes préféraient la discrétion d'un marché ou des rencontres 
qu'on disait fortuites pour échanger, cancans et indignation.

On entendit parler du procès qui eut lieu au chef lieu du canton 
qui était aussi sous-préfecture, puis de l'appel que fit le fils Monsieur Vert, 
toujours conseillé par l'avocat, qui se tint à la préfecture,
 là-bas dans la grande ville. 
Il faisait noir quand rentrèrent Monsieur Vert, fils, et l'avocat. 
Bien que les rues fussent vides à ce moment-là, 
il ne fallut qu'une journée pour que se répande le bruit de son échec.
Le bâtard avait gagné. Pire, il allait venir habiter la maison. 
Monsieur Vert, le fils, dont tout le monde savait qu'il n'était pas un marrant. 
Chacun se rappelait les histoires qu'il pouvait faire, déjà, 
dans la cour de récréation 
quand les choses se passaient différemment de son désir. 
On le plaignait un peu, mais pas trop. 
Tout le monde attendait pour voir 
comment allait se passer la cohabitation entre les deux. 
Si devant lui, tout le monde jurait ses grands dieux, 
que jamais il n'accueillerait le bâtard, 
par derrière une curiosité dévorante s'était emparée de la ville. 
D'autres bruits circulèrent, d'autres cancans. On supputait. 
La maison avait deux niveaux et les greniers, 
qui allait habiter en bas et qui allait habiter en haut
Chacun y allait de ses arguments et de ses prétendus bonnes informations.
On attendait le bâtard et c'est le maçon qui arriva. 
Quand on le vit arrêter son charroi devant chez Monsieur Vert, le fils,
tout le monde retint son souffle. On allait savoir. 
Quel ne fut pas l'étonnement des uns et des autres 
quand on vit le maçon se mettre à empiler les pierres au milieu de la porte. 
À toutes les questions des passants, il répondit :
- C'est pas moi qui décide ! J'fais c'qu'on m'dit !

Quelques jours plus tard, on vit arriver le pétaradant camion de l'entrepreneur 
avec sa remorque remplie de meubles. Un attroupement se fit. 
On interrogea ses commis qui ne se privèrent pas pour expliquer 
comment leur patron avait reçu un courrier pour lui commander un transport. 
La course était facile et le prix avantageux. 
Il avait accepté par retour du courrier. 
Ce n'est qu'en arrivant au lieu du chargement qu'ils avaient appris 
qu'ils devaient transporter les effets à l'adresse de Monsieur Vert.

Les questions tombèrent comme la pluie d'orage en été. 
Les pauvres commis firent de leur mieux. Non, ils n'avaient pas vu le bâtard. 
Non, ils n'avaient pas vu sa famille. Oui, ils avaient été reçus par une bonne accorte 
qui leur avait servi un bon canon, avant qu'ils ne se remettent en route 
et donné un très honnête pourboire de la part de son patron 
qui ne rentrait de voyage que dans dix jours. 
Oui, elle monterait avec lui. Leurs ordres étaient clairs : 
poser les meubles et poser les clés chez le notaire où Monsieur Bleu, 
car tel était son nom, irait les chercher.

Les commis firent du mieux qu'ils purent dans cette demi-maison 
sans escalier ni cuisine pour tout déposer au rez-de-chaussée.
Les dix jours qui suivirent furent une torture pour Monsieur Vert, le fils. 
On apprit qu'il n'avait jamais rencontré Monsieur Bleu. 
Seul son avocat venait au tribunal. Ses dossiers aussi complets qu'inattaquables, 
avaient suffi à faire pencher la balance en faveur de son client. 
Monsieur Vert, le fils, ne fut pas le seul à mal dormir. 
Toutes les cancanières et tous les piliers du café des sports 
étaient sur des charbons ardents.

C'est ainsi qu'il ne valut guère de temps 
pour que la nouvelle de l'arrivée du bâtard fasse le tour de la ville. 
On le vit s'arrêter à la boulangerie pour acheter des croissants, 
quelle prodigalité, et à l'épicerie, pour faire le plein de provisions. 
Il arrivait dans une rutilante automobile qui aimanta l’œil des hommes. 
Il prit un malin plaisir à faire le tour de la ville, si bien qu'à son arrivée devant la maison, 
il y avait une foule de gens qui s'était subitement trouvée 
quelque chose d'urgent à faire sur la place qui portait le nom 
du père de la victoire lors de la dernière guerre.
L'automobile rouge s'arrêta dans un grincement de frein devant le portail. 
Tout le monde nota les volets clos de Monsieur Vert et chacun retint son souffle. 
Qu'allait dire ce Monsieur Bleu comme déjà disaient certains ?

Dans le silence à peine troublé par le bruit de la fontaine, 
on entendit un rire, un immense éclat de rire. 
Les gens furent décontenancés. 
Puis quelques uns se mirent à pouffer à leur tour 
et bientôt ils se joignirent au rire tonitruesque de Monsieur Bleu découvrant son héritage.
C'est ainsi qu'un simple rire fit plus pour la paix que le meilleur des avocats.




3 commentaires:

  1. L'art d'enfer "toute une histoire" avec les irritent-âges!

    Je me suis régalée! Merci!

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  2. Merci Benoît pour cette petite histoire bien ficelée,
    avec une très jolie chute.

    Le sujet me fait penser au livre "Le testament" de John Grisham,
    où toute la famille se voit passer l'héritage sous le nez
    en faveur d'une illustre inconnue, fille naturelle du défunt..

    Amicalement

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