mercredi 20 mars 2019

JEU 44 : L'heure de pointe






 
J'étais dans le jardin, assis sur la margelle fraîche et granuleuse au toucher du bassin circulaire dont le jet d'eau tour à tour attire et effraie les oiseaux ; bloc note à la main, je mordillais mon crayon en lisant, quelque peu interloqué, un recueil de citations choisies. Non, mais vraiment "La solitude vivifie ; l'isolement tue" ? Et celle-là : "Je trouve mes lectures dans la lumière du ciel, c’est le livre le plus profond qui soit et ce n’est même pas moi qui en tourne les pages" ?
Ainsi, on pouvait faire carrière dans les maximes pour gaufrette et calendrier ! Je levais les yeux, non pour regarder se tourner les grandes pages du ciel, mais pour souffler un peu, quand je l’ai vu : un grand triangle dans la force de l’âge, debout près de la porte en bois du jardinet. Zut, la prochaine fois, je louerai un phare perdu en plein océan, en prenant soin d’éteindre la loupiote pour ne pas être dérangé ! Pendant que je bougonnais, le grand triangle a soigneusement refermé le portail (les gonds n’ont même pas poussé leur horrible couinement, à n’en pas croire mes oreilles !).
Il s’est avancé, et, sans attendre que je l’y invite, s’est assis sur la margelle. Ne croyez pas qu’il s’agisse là de ma part d’une métaphore, encore moins d’une berlue ou d’une hallucination (je le sais, je me suis pincé le gras de la cuisse). Il s’agissait bien d’un triangle, doté des trois côtés et des trois pointes réglementaires, large et haut comme tout honnête triangle qui respecte la géométrie.
Bien poli, il m’a salué. Tandis que je répondais machinalement (bafouillant pour éviter les carrément, les j'ai pas un rond, ou, pire, un sous cet angle…), il a sorti (d’où ? je n’en sais tien) une théière et deux tasses, du sucre et des cuillères.

 Le temps de servir, après quelques questions sur ma santé et une remarque sur le temps qu’il faisait il m’expliquait qu’il était marchand de clou ; cloutier, précisément. Mais, alors que je me recroquevillais en craignant une tirade sur les clous à pattes à crochet, les têtes d’homme, les tapissiers et patin couffin, fort, en triangle bien élevé, il me fit grâce du détail de son négoce et, comme pour me laisser reprendre contenance, feuilleta un instant le recueil que j’avais posé.
Il lut posément :  « Une chose prend fin, une autre commence, et c’est la même qui continue, autrement ». Il ne fit aucun commentaire, mais son regard disait assez s’il était surpris qu’on puisse imprimer et lire de semblables phrases.
Un petit silence se fit, seulement troublé par le glouglou de la fontaine, puis par ma voix : assez stupidement, je m’étais mis à fredonner « le carré de l’hypoténuse ».
Je ne sais pas trop comment il goûta cette impertinence, mais, à part un sourire entendu, il se montra aussi homme du monde que n’importe quel triangle. Simplement, comme le carillon du salon sonnait cinq heures, il tendit l’oreille, se leva et disparu en disant « Désolé, il faut que j'y aille ; le métier de cloutier a ses contraintes, et c’est bientôt l’heure de pointe ».

Carnets paresseux
 




 
Les impromptus littéraires proposaient qu'on parle triangle, tandis que la Licorne voulait qu'à partir d'une photo (ci d'sous) et d'une phrase (La solitude vivifie ; l'isolement tue), on écrive un texte évoquant les cinq sens et au moins une citation de Christian Bobin.
La chansonnette de Pythagore est là. Voilà qui est fait.
 
 


4 commentaires:

  1. Que voilà un texte très pointu, hypoténu et patin couffin !
    ;-)

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    1. Merci Andréa... hypothénu, c'est tout à fait ça (et isocèle, un peu, sur les bords)

      pffu,, il faut clique sur cinq bus et trois feux rouges (sans parler des vélos) :)

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  2. Il y a des textes qui ne valent pas un clou...ce n'est certes pas le cas de celui-là, qui réussit pratiquement la quadrature du cercle , tout en nous présentant un triangle digne de Ionesco, un triangle artisan qui se pointe à l'heure...après avoir pris le temps, le bougre, d'une petite pause "thé".

    Tout cela est frais et inattendu...et fort bien raconté...et c'est pourquoi je te pardonnerai tout, y compris le fait, légèrement sacrilège, de te payer la "bobine" de Bobin... ;-)

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    1. tout d'abord, merci Licorne pour ces jeux toujours étonnants !
      je dois préciser que je n'ai rien lu de M'sieu Bobin, sauf quelques citations "en ligne". Et puis poète pour gaufrette n'est certainement pas une insulte, pour moi :)

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