En
ce temps-là, la symbolique de l'amour était au cadenas. On se rendait
sur le nouveau pont parisien avec l'accessoire indispensable aux ébats
amoureux. Depuis longtemps plus personne ne convolait en justes noces,
c'eût été ringard en diable. Même Cupidon n'était pas loin de débander
son arc. L'amour se voulait cadenassé et pour qu'il ne s'enfuit pas, on
jetait la clé par-dessus le parapet et : plouf !
C'est là-bas que
j'ai photographié Firmin et Angèle les bouches collées, lui l'enfermant
par les épaules pour qu'elle comprenne bien que désormais elle était sa
possession légitime puisqu'elle avait accepté le cadenas. La chose
était entendue. Elle, le sac pendant au bout du bras s'apprêtait à le
lâcher. Ce serait le signe de son abandon total à tous ses désirs, même
les plus fous, les plus invasifs, les plus interdits. Quand il décolla ses lèvres, Angèle s'écria : « que serais-je sans toi ? » Firmin aussitôt répondit : « et moi, que serais-je sans Toit ! » Songeant que sans elle il serait toujours à la rue. Témoin involontaire de ces paroles je me suis forgé un dicton personnel : « jamais Toi sans Toit », pensant bien trouver la photo d'une maison cossue dans ma collection. Ainsi donc ils seraient heureux !
Tout cela avait le poids de la passion fermée à clé. Bien plus tard, lorsque le pont s'écroula sous le poids des cadenas, ceux-ci partirent à vau-l'eau jusqu'à la mer.
Angèle
et Firmin avaient dès lors laissé tomber à l'eau leur projet amoureux
et les baisers mouillés de larmes leur faisaient prendre conscience
qu'ils auraient mieux fait de garder la clé…
Ma chère Isaure, ma très bien aimée maîtresse virtuelle, ma douce montreuse de vie en rose,
Plutôt
que d'aller faire un tour dans la rue Sainte-Isaure à Montmartre en
2001, j'aurais dû effectuer pour toi un pèlerinage au 45, quai Conti et
photographier, depuis le pont des Arts, la coupole de l'Institut de
France.
Tu
as vécu en cet endroit de 1824 à 1832, dans le logement de fonction de
ton grand père Amaury Pineu-Duval qui était secrétaire de l'Académie des
Inscriptions et Belles Lettres. Ta maman était revenue vivre chez son
père après le décès de son mari Adolphe, le libraire-aventurier, en
Amérique du Sud. Elle y redevint la flamboyante Emma Antigone Duval,
veuve Chassériau, y tenant salon littéraire, sortant dans le « grand
monde » autant qu’elle le pouvait et elle finit par épouser en 1832 un
riche notaire vendéen, Marcellin Guyet-Desfontaines, qui devint député,
châtelain à Linières, bref une success story bien de l'époque. Mais
passons sur ces détails de ta première vie même si ce que l'on perçoit
du monde entre 4 et 12 ans est aussi très important pour la suite de son
parcours. De toute façon à part Emmanuel François, Bathilde Dopffer et
moi-même tout le monde se fiche bien aujourd'hui des années 20 à 54 du
XIXe siècle. Tout le monde préfère sa seconde vie, celle qui se déroule
sur un écran d'ordinateur ou de smartphone, sur les réseaux sociaux qui
sont en fait de plus en plus des zéros sociaux. Moi-même j’y passe
encore beaucoup de temps à jouer à l’écrivain virtuel et j'ai éprouvé
beaucoup de bonheur à relire récemment les deux récits en dix chapitres,
consacrés à ton oncle Camille, que j'avais déposés en 2009 chez
l’éditeur Kaléidoplumes. Sur la lancée je devrais peut être me replonger
dans le roman du vol de ton tableau au musée des beaux Arts de Rennes
en avril 1999 « Isaure a disparu ». Voire l’éditer sous forme
d’ibouque !
C'est
à cette occasion-là que je t'ai rencontrée, c'est de là que tout est
parti. Que serais-je sans toi, ô mon Isaure ? Que serais-je sans toi qui
symbolises toutes ces autres dames rennaises, discrètes, amusantes,
réservées mais si accueillantes pour l'original étranger que je fus et
suis encore même après vingt-sept ans de séjour dans cette cité bretonne
(?) où il ne pleut jamais et où donc, du fait d’une certaine
sécheresse, rien ne prend sauf le feu ?
Toi
et moi, nous nous sommes un peu perdus de vue depuis que tu es retourné
vivre à Paris. Notre amour n'avait rien de cadenassé comme celui des
moutons de Panurge qui se jettent sur la balustrade dudit pont des Arts
pour y laisser leurs initiales entrelacées. Il n'y a pas plus libre
qu'un anaon, un personnage de fiction deux fois centenaire, un fantôme
bienveillant, une inconnue dans l'histoire, une femme de 34 ans qui ne
vieillit jamais, traverse toutes les époques et s'est même payé, grâce à
l'université de Rennes 3, des voyages dans le passé à vocation
féministe. Je ne manque jamais de saluer les trois frères Park lorsque
je pénètre dans le jardin du Thabor par l'entrée de la rue de Paris ou
lorsque je passe devant la maquette du vaisseau Tornado sur la place
Rallier-Du-Baty.
Mais
je ne vais pas t'embêter plus longtemps, juste te donner quelques
nouvelles du monde imagier qui est le mien, des pérégrinations immobiles
de ma souris, des trouvailles de ma vie routinière de musicien-poète. A
l'atelier d'écriture de Villejean c'est Willy Ronis, en parfaite
coïncidence avec la photo de l’atelier Filigrane, qui m'a ramené à toi.
Ses amoureux du pont des Arts comme ses estivants de l'île Saint Louis
ou ses baigneuses de la fontaine Stravinsky sont bien plus libres,
légers et insouciants sans leur cadenas ou leurs smartphones dans la
poche arrière et pourtant ce sont des photos relativement récentes qui
ont servi à notre dernière séance de divagation écrivassière.
Sur
Internet Monsieur Google n'indexe plus rien ou presque mais en allant
chez Monsieur Qwant qui se montre plus généreux j'ai retrouvé aussi ta
trace et j’ai récupéré deux représentations encore inconnues de moi de
tes cousines Adèle et Aline, les sœurs du peintre Théodore Chassériau
sur un tableau et un dessin signés de celui ci. On ne rigolait pas
beaucoup dans cette famille-là non plus !
J’y
ai aussi trouvé cette image surréaliste de ton portrait dans une
machine à laver ! Je la résumerai ou la légenderai ainsi : « On peut
mener en étant très heureuse ou très heureux une vie sans tambour ni
trompette annonçant que le cycle est fini ! Il suffit pour cela de la
repeindre en rose ! ».
Times fades away ? Or not ! Rust never sleeps ? So what ?
P.S.
Toute ma petite famille va bien et tu manques énormément à l'Oncle
Camille, à la tante Agathe et à toute la bande de copains du café « Au
vieux Saint Etienne ». Reviens-vite nous voir à Rennes : c'est quand
même une ville où il ne pleut jamais et où, en automne, les statues sont
fleuries !
Marie sortit pour la dixième fois son portable. Le SMS d'hier soir était clair :
"Rends-toi sur le Pont-Neuf, trouve le cadenas vert fluo au tout début du pont et retrouve-moi à l'endroit indiqué dessus".
Léo adorait ce genre de jeu de piste du style "Amélie Poulain". Avec lui, pas de routine, on était toujours dans l'imprévu...et c'est sans doute une des raisons pour lesquelles elle l'aimait tant. Ils ne se connaissaient pas depuis longtemps : deux semaines à peine, mais c'était déjà l'amour fou. Elle, petite étudiante sage tout juste débarquée à Paris ; lui, beau et grand mec, parisien, sportif et enthousiaste, avec une imagination débordante et un coeur gros comme ça.
Elle l'avait rencontré par hasard, sur un quai de métro. Elle était très très chargée et il lui avait proposé ses services pour porter l'un de ses sacs. Elle savait que c'était la dernière chose à faire avec un inconnu, qu'il pouvait s'enfuir avec...mais elle avait lu une certaine honnêteté dans ses yeux et sans trop réfléchir, elle avait dit oui. Ensuite, pour le remercier, elle lui avait payé un verre...et puis rapidement, le charme avait opéré. Ils avaient échangé leurs numéros de téléphone, s'était revus le surlendemain, puis presque tous les jours.
Il ne ressemblait pas aux autres garçons, il était beaucoup plus mystérieux, plus joueur aussi. Il ne lui avait pas dit où il habitait, ni ce qu'il faisait dans la vie. Et il n'avait pas demandé grand chose sur elle, non plus. "L'amour se nourrit de mystère, avait-il dit, dans un grand sourire. Laissons-nous un peu de temps...pour nous découvrir, tout doucement."
Pas de problème : la lenteur lui convenait bien, à elle aussi, elle n'aimait pas être brusquée. Cela faisait donc deux semaines qu'ils jouaient, comme des enfants, à se donner des rendez-vous dans des endroits incongrus...à se perdre puis à se retrouver...
Elle quitta la station de métro, et se dirigea d'un bon pas, toute guillerette, vers le pont. Au bout de cent mètres, elle fut arrêtée par une barrière.
"On ne passe pas, ma p'tite dame ! Pas aujourd'hui !
- Ah bon, que se passe-t-il ?
- On est en pleins travaux...pour décrocher les cadenas. Ordre de la mairie...ça devenait trop lourd...Pensez donc, y'en a plus de trente tonnes !
- Je ne peux donc pas aller récupérer le mien ? Je vous en serais très reconnaissante...
- Non, mais vous voulez rire ! Si tout le monde nous fait la même demande que vous, on revient dans six mois...Allez, faites une bise à votre amoureux et rachetez-un vite un autre !"
C'était bien sa chance...Le mauvais jour, la mauvaise heure.
Il fallait trouver une solution...Elle essaya de contourner les barrières et trouva un endroit où elles étaient légèrement écartées. Là, peut-être ? Elle se glissa...et fut immédiatement rattrapée par le col. "Eh, stop !" L' ouvrier à la veste phosphorescente la tira en arrière...si brutalement qu'elle lâcha son portable. Celui-ci glissa sur l'herbe mouillée et sous son regard impuissant, dévala la pente jusqu'au fleuve. Pendant quelques secondes, il fut emporté par le courant puis sombra d'un coup.
C'est à ce moment-là qu'elle réalisa qu'elle n'avait noté le numéro de Léo nulle part ailleurs...et que la Seine venait d'engloutir leur seul moyen de contact.
Il était 18 h. Les magasins étaient fermés. La boule au ventre, elle rentra chez elle et commanda immédiatement un nouveau téléphone. "J'ai perdu son numéro, mais lui, il a le mien, se disait-elle. Il va me rappeler, c'est sûr !"
Un jour, deux jours, trois jours...six jours passèrent. Rien. Une semaine, deux semaines, trois semaines, un mois. Deux mois, trois mois, six mois, un an. Marie dut se rendre à l'évidence. Léo l'avait oubliée. Ou plus probablement, il avait été vexé par le fait d'avoir attendu en vain toute la soirée...et par sa non-réponse à ses appels. Il avait dû croire qu'elle ne voulait plus de lui.
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Combien de couples avaient-ils été défaits, ce jour-là ? Combien de symboles d'amour jetés à la ferraille ? Combien de serments brisés ? Combien de promesses éternelles envolées ? Combien d'histoires avortées ? On ne le saurait jamais.
L'ingénieur qui avait ordonné les travaux n'avait raisonné qu'en termes de poids, de résistance des matériaux et de dangerosité pour les passants. Il est clair que, s'il était amoureux, ce n'était que des chiffres.
Pas de Kylian, de Kopa ni de Kaka, mais plein de Kenzo, de Kamel et de Kristopher...
Le
merkredi à katre heures, chakun enfile ses Nike fluos à krampons et kelkes minutes plus
tard, c'est 22 kids frénétiks ki kourent sur le stade komme s'ils
konkouraient pour la koupe du monde.
Pleuvent
les kartons rouges, les kartons jaunes sous les kris hystériks de
parents en kolère kontre le petit k... qui a osé takler leur biket,
futur crack des kompétitions internationales.
Avec
une inkommensurable mauvaise foi, ils kontestent et kritiquent enkore et
enkore l'édukateur ki arbitre le match et à cink heures, c'est ékoeurés k'ils rentrent
chez eux en kommentant kopieusement les okkasions mankées, les tirs mal
kadrés et les korners injustement akkordés.
Ke l'on sabote ainsi la karrière de leur kouvée, alors que la konkurrence est rude est komplètement inkoncevable.
Merkredi prochain, k'on se le dise, ce sera changement de kap...ou changement de klub !