Le père et la mère de Thomas habitaient un château, au milieu des bois, sur la pente d’une colline. En été, il y faisait bon vivre : on pouvait profiter de l'ombrage des arbres et y inventer toutes sortes de jeux et de cabanes improvisées. Mais quand l'automne arrivait, les ombres s'allongeaient, la forêt s'obscurcissait d'un coup et l'endroit devenait sombre, glacial et menaçant.
Terminées les grandes fêtes d'août où toute la famille (issue d'un bon lignage), venait faire bombance et ripailler au son du violon...Terminées les danses sous les branches, les marches, les valses et le tango entre la tante Mathilde et le Comte de La Rochefoucauld...terminés les banquets de trois jours et les tables animées de rires et de chants.
La nuit s'étendait, le silence reprenait ses droits et le château son mystère.
Thomas, dit Toto, détestait cette période de l'année. Et il détestait surtout les retours de l'école, à la tombée de la nuit, ce moment où il devait rejoindre seul la demeure de ses parents par un long sentier qui n'en finissait pas de serpenter entre les hêtres et les épicéas.
Dans la pénombre, le moindre bruit le faisait sursauter : un écureuil qui gambadait, un mulot qui se cachait sous les feuilles, un pic qui frappait le tronc de façon saccadée...Une fois, il avait croisé la course d'un jeune chevreuil et il avait failli s'évanouir de terreur.
Il avait essayé d'en parler à ses parents, mais ceux-ci ne comprenaient pas : "C'est une question d'habitude, avait dit Monsieur le Père. Vous allez vous y accoutumer, mon cher. Chez les Beausemblant, nous sommes vaillants et courageux. Pensez à vos ancêtres chevaliers...qui ont vécu bien d'autres mésaventures..."
Toto regardait du coin de l'oeil le grand tableau du salon, celui où s'étalaient les exploits de son aïeul, Guillaume Des Barres. A l'époque, on l'appelait "Le brave des braves"... Et c'est vrai qu'il avait fière allure, le grand Guillaume, avec sa cotte de mailles, sur son destrier blanc. Oui, mais il n'avait pas sept ans, lui, quand il est parti en croisade, pensait Toto. Et il ne déambulait pas à pied, tout seul...comme moi.
Vint alors un jour où, suite à une peccadille, le maître d'école le punit : "Vous resterez en retenue, demain soir, annonça-t-il...je ferai prévenir votre père."
En retenue ? Fin novembre ? Cela voulait dire qu'il allait rentrer dans le noir complet. Le pompon. Non, on ne pouvait pas lui faire ça. Ce n'était pas possible.
Malheureusement, si, ça l'était. Son père, irrité par le fait que son fils s'était mal tenu en classe, n'avait pas songé à refuser la proposition de l'instituteur.
A 17h30, Toto se tenait donc devant le portail de l'école, prêt à rentrer chez lui. Ses jambes se mirent à flageoler, contre sa volonté. Le maître, qui n'était pas un mauvais bougre, s'en aperçut. Il alla lui chercher une lanterne.
"Tu me la rapporteras demain !" dit-il. "Allez, et je compte sur toi pour être sage les prochains jours !"
Toto murmura un merci et s'en fut droit devant lui, peu rassuré. Il pénétra bientôt dans le bois. Devant lui, la bougie tremblotante projetait des ombres mouvantes et inquiétantes.
Bientôt, la nuit se fit encore plus épaisse, le silence plus profond. Derrière les arbres, il y eut comme un frôlement. L'enfant s'immobilisa. Avait-il rêvé ? Rien ne bougeait. Il reprit sa route avec le coeur battant. Fffrrr...De nouveau, un léger bruit, presque imperceptible. Et soudain, devant lui, sur le chemin, deux billes lumineuses reflétant la flamme.
Dans un réflexe de survie, le garçon fonça vers le premier arbre venu et y grimpa précipitamment, juste après avoir accroché sa lanterne à une branche. En bas, une silhouette reconnaissable tournait en rond, affamée.
Impossible de dire combien de temps se passa avant que le Marquis de Beausemblant ne surgisse sur son cheval. Une heure ? Deux heures ? Une éternité ? Thomas se jeta dans ses bras en sanglotant de soulagement.
Pendant les jours suivants, le châtelain, qui aimait son fils, prit une décision. Il demanda à ses serviteurs de jalonner tout le sentier de bâtons... et de disposer à leur sommet, une lanterne à huile, ainsi qu'il avait vu faire à Paris.
"Merci Papa !" dit Toto, ravi de ce chemin de lumières qui brillaient désormais uniquement pour lui. La première allée de "lampadaires forestiers" en France, érigée en son honneur ! Sûr que dans les prochains temps, il allait faire des envieux !
Ce qu'il ne savait pas, c'est que ce triomphe n'aurait qu'un temps. Au même moment, un autre Thomas travaillait d'arrache-pied sur une invention incandescente qui allait illuminer bientôt tout le pays et chasser définitivement toutes les terreurs nocturnes, dans tous les recoins de l'hexagone. Il s'appelait Edison.
La Licorne
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Pour l'Agenda ironique de novembre
Sur le thème de la "lumière",
il était demandé de débuter le texte par la phrase :
« Le père et la mère de … habitaient un château,
au milieu des bois, sur la pente d’une colline. »
et il fallait aussi placer les mots :
pompon, tango, lignage, s’évanouir et s’accoutumer.
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Merci La Licorne pour cette belle histoire où un père comprend enfin les terreurs de son fils. On a le sentiment en vous lisant d'un déroulé impeccable -vous écrivez super bien- et les clins d'œil humoristiques (lampadaires Forestier par exemple) sont toujours au service de l'empathie, qualité lumineuse s'il en est !
RépondreSupprimerMerci ! Merci ! J'ai bien aimé ton thème...et c'est venu assez facilement...je n'ai eu qu'à convoquer mes propres peurs d'enfant quand je rentrais tard de l"école.
SupprimerPar chance, je ne traversais pas la forêt, moi ! Mais je tremblais un peu quand même, car je traversais un quartier un peu "chaud" ...
🙂
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