En 2100, la décarbonation était enfin parvenue à son terme. La politique écologique menée depuis un siècle avait porté ses fruits. Des mesures drastiques avaient été prises dans tous les pays du monde...
Les gouvernements avaient donc, du jour au lendemain, interdit tout ce qui produisait du CO2. Tout. Absolument tout. Comme les résultats tardaient néanmoins à se manifester, on s'était alors soudain souvenu que l'être humain lui-même produisait du CO2. Eh bien, oui, à chaque respiration, il rejetait, le bougre, une bouffée de ce fichu gaz. On avait donc décidé de munir tout le monde de "masques" qui permettaient de ne pas le laisser s'échapper bêtement dans l'atmosphère. Désormais, le CO2, on le stockait, on le récupérait, on le recyclait.
Ceux qui avaient eu le plus de mal à s'y habituer, c'étaient les enfants. Comme on le sait, ils ont une fâcheuse tendance à sauter partout, à courir du matin au soir et ce n'était pas une mince affaire pour eux de continuer ce genre d'exercice ainsi accoutrés. Mais, comme on l'avait fait pendant le Covid, on leur avait dit que c'était pour le bien de tous...Alors, petit à petit, ils s'étaient accoutumés à ne plus voir le visage des autres et à rester immobiles. A ce moment-là, il n'était pas rare de les voir assis sagement, par trois, par quatre, sur les murets près de leurs maisons.
Malgré tout, le dérèglement climatique avait continué à progresser. Les experts, à la télé, expliquaient qu'il y avait une "inertie" du système qui empêchait que cela ne se résolve en quelques années. Il fallait plutôt compter en dizaines d'années. Mais, un jour, c'est sûr, grâce à tous les efforts conjugués, on y arriverait. Il fallait juste être patients.
En attendant, le climat ressemblait maintenant à celui d'un ancien film de science-fiction de la fin du vingtième siècle...Comment s'appelait-il déjà, ce film au décor plus que glauque ? Ah oui, Blade Runner. Comme dans Blade Runner, ce n'était donc plus que nuages, brumes, brouillards, crachins, grésils...sempiternels. Le ciel était tellement encrassé par la pollution qu'on n'apercevait plus le moindre rayon de soleil. On ne survivait que grâce aux lumières électriques. Et partout, partout cette insupportable odeur de merlan frit.
Ensuite, heureusement, le processus commença à s'inverser. Le CO2 diminua de façon significative...Tout le monde se frotta les mains. Mais pas pour longtemps ! Car un phénomène que personne n'avait prévu vint compliquer les choses : les arbres se mirent à mourir. En masse. Habitués depuis longtemps à une forte concentration de CO2, ils ne savaient plus "composer" avec une quantité moindre. Ils ne parvenaient plus à constituer leur tronc, leurs branches...ils se rétrécirent de plus en plus...et finalement, en très peu de temps, les forêts disparurent totalement.
Le problème, alors, devint tout autre : sans arbres pour capter le CO2 et rejeter de l'oxygène, les humains se mirent à suffoquer. L'air était raréfié. Leurs poumons ne recevaient plus leur nourriture. Ils étaient comme des poissons hors de l'eau...Les ventes de Ventoline explosèrent.
Heureusement, les gouvernements trouvèrent la parade : ils décrétèrent que l'on vivrait désormais "à l'intérieur". Un confinement perpétuel, en quelque sorte. Cela ayant déjà été fait, on savait que cela "marcherait". Les gens ont des ressources insoupçonnées.
On inventa alors un nouveau "concept" de maison : la "maison-bulle" ou "bubble-home". Une sorte de bulle transparente, joliment décorée, qui n'était pas sans rappeler la bulle intra-utérine...une bulle totalement étanche et protectrice, avec oxygénation intégrée.
Elle était également équipée d'un système hydraulique ingénieux qui permettait, quand on voulait passer d'un lieu à un autre, de la faire "rouler". La partie inférieure était en effet remplie d'eau tiède et le plancher "flottait" au-dessus. Ainsi, quand la maison se déplaçait, le sol restait horizontal...et l'on pouvait continuer à vaquer tranquillement à ses occupations.
Et puis, quand on voulait un peu d'intimité, on appuyait sur un bouton et les parois devenaient opaques. Il y avait aussi un autre bouton qui permettait de simuler sur le haut de la sphère le temps qu'on voulait : ciel bleu, soleil rayonnant, petits nuages blancs...
Ces "sphères magiques" firent fureur. En 20 ans, toutes les maisons anciennes avaient été remplacées et chacun vivait bien au chaud dans son joli "cocon voyageur".
On remplaça tous les emplois par du "télé-travail", tous les loisirs par des films et des jeux vidéos...tous les achats se faisaient désormais en ligne et les seules personnes autorisées à sortir étaient les "trottins" : des livreurs en trottinette qui apportaient nourriture et marchandises à la population confinée. On leur avait confectionné des "mascox" : des "masques à oxygène" identiques en tous points à ceux qu'ils portaient durant leur enfance, si ce n'est qu'au lieu d'empêcher le CO2 de s'évacuer, ils faisaient l'inverse : ils fournissaient de l'oxygène. C'est à peine s'ils virent la différence.
Les experts avaient donc raison : avec un peu de patience, on vient à bout de tous les problèmes...En 2200, chacun savait et comprenait qu'il vivait dans le "meilleur des mondes". Un monde bien différent du "monde d'avant". Un monde sûr, sans complications et sans danger.
Les haruspices numériques étaient unanimes : le 22ème siècle serait un paradis.
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La Licorne
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MORALE :
Quand on perd de vue le "normal",
le remède devient souvent pire que le mal.
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Pour l'Agenda ironique d'avril
Sujet :
"Sphères"
Mots imposés :
merlan, haruspice, trottin et grésil,
plus d’autres qui s’imposeront tout seuls
pour les besoins de la narration
(officiels ou inventés).
La forme que l'on veut.
Des dates, des jours, de la brume,
de l’ironie et une morale.
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+ Jeu 105 de Filigrane
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