vendredi 3 novembre 2017

JEU 30 : Une vie de papier




Monsieur Michel est ponctuel.
La dame du kiosque pourrait presque régler sa montre sur lui.
Tous les mercredis, à huit heures pile,
il vient lui acheter le Canard enchaîné.
Que ce petit monsieur gris à l'allure de souris
puisse porter son choix sur ce genre de journal,
cela restera toujours un mystère pour Melle Philomène.
Mais elle n'est pas psychologue, elle est vendeuse de journaux.
Alors elle lui tend la gazette avec un grand sourire
et empoche ses euros sans mot dire.

Comme à chaque fois, il la remercie d'un signe de tête
en ajoutant "Bonne journée à vous !"
Toujours la même formule de politesse.
On ne fait pas plus prévisible.
Ensuite, il a le temps de lire une page ou deux
avant que le bus n'arrive.
Et il disparaît.
Jusqu'au mercredi suivant.
Seul le journal pourrait dire où il va.

Alors écoutons-le :
 - Oui, bonjour, c'est moi... le Canard.
Pas si enchaîné, finalement, puisque je suis en train
de déployer mes ailes dans un bus .
Enfin, un peu, pas trop, à cause du nombre de passagers.
Le bus est bondé.
Monsieur Michel s'est mis à sa place habituelle,
mais il peste intérieurement.
Je ne vois pas pourquoi, car à bien l'observer,
il n'est pas très concentré sur sa lecture.
Je me demande même s'il s'intéresse à mon contenu.

Hum...ça y est, je vois...
Je lis dans ses pensées
(c'est un truc qu'il faut que je vous dise :
vous, les humains, vous lisez les journaux,
mais les journaux, eux, vous lisent tout aussi bien.
C'est une sorte de revanche que nous prenons sur vous).
Je lis donc dans les pensées de Monsieur Michel
et qu'est-ce que j'y vois ?
Des  réflexions ? Des  pensées profondes ?
Des analyses politiques ou sociales ?
Absolument pas.
Rien de tout cela.
Juste une image.
 Une image qui envahit tout.
Cette  image, je la reconnais,
c'est le visage de...Melle Philomène !
Ses cheveux d'ange, ses yeux clairs, son sourire...
Il pense à elle.

Il pense à elle tous les jours, mais il n'ose pas l'aborder.
Alors, il a trouvé ce stratagème : il lui achète un journal.
La première fois, il ne savait pas lequel prendre,
il a demandé le même que le quidam qui le précédait.
Et depuis, par facilité, il a continué.
Le deuxième avantage de cet achat, c'est que,
une fois installé dans le bus,
cela lui donne une contenance.
Il peut passer la demi-heure de trajet jusqu'au bureau
sans lever le nez.
Une astuce qui le protège des intrusions inopinées
et des conversations sur la pluie et le beau temps,
conversations pour lesquelles
il ne s'est jamais senti aucun talent.
Je lui sers donc de paravent...
une fois par semaine.

Les autres jours, il se rend à son  bureau à pied.
Ben, oui, vu qu'il habite juste à côté.
En fait, il fait ce grand détour dans la ville
seulement le mercredi.
Il se lève alors une heure plus tôt
et prend deux bus, l'un pour aller voir Philomène
et l'autre pour revenir dans son quartier.
Ah...les gens sont étranges...
Bon, il est arrivé.
Bureau des postes.
C'est là.
Il travaille au guichet.
Comme il ne veut pas que ses collègues
le voient avec ce genre de journal,
il se dépêche de m'abandonner
sur le premier banc qu'il croise.
Sans un mot. Sans un regret.

Je n'ai plus qu'à espérer qu'il ne pleuve pas.
Par chance, l'air est frais, mais le ciel est bleu.
Quelqu'un aura-t-il l'idée de s'asseoir ici ?
Ah ! je crois que j'aperçois une silhouette .
Une silhouette habillée tout en mauve.
Démarche hésitante, dos voûté.
Une petite grand-mère, on dirait.
Au moins quatre-vingt ans. 
Aïe ! C'est bien ma chance.
Pas trop politisée, la mémé !
(je vous rappelle que je lis dans les pensées).






Voilà. Elle s'assied. Elle est épuisée.
Elle regarde les gens passer.
Pendant un quart d'heure au moins.
Cela la distrait.
Elle n'a pas grand-chose à faire aujourd'hui.
Le médecin lui a conseillé de marcher.
Mais où aller ?

Alors chaque matin,
elle arpente la rue dans un sens et puis dans l'autre.
Ce banc est le bienvenu pour une petite halte.
Tiens, enfin...elle m'a aperçu.
Elle me déplie soigneusement.
Elle sourit.
Elle vient de comprendre les jeux de mots.
Les titres l'amusent.
Elle adore cela les jeux de mots.
Elle se dit que cela ferait rire son petit-fils.
Il fait des études à Sciences-Po, Paulo.
Et elle ne sait pas toujours quoi lui raconter.
Et puis, non...je vais avoir l'air ridicule, pense-t-elle.
Elle me repose.

Décidément, je me sens peu utile, aujourd'hui.
Moi qui me pensais corrosif et impertinent,
destiné à ouvrir les esprits....
moi qui était si fier de mes articles documentés...
je me sens légèrement "froissé".
Personne ne semble m'accorder la plus petite attention.
J'ai presque envie de verser une petite larme.
Une larme noire...une larme d'encre.
Eh oui, je donnerais cher pour ne pas finir
en boule avant d'avoir été lu.
Je donnerais cher pour vivre encore un peu.

A l'impression,
on m'avait promis une vie d'hebdomadaire,
une vie...d'une semaine.
Alors, une heure à peine,
c'est un peu jeune pour mourir !
Ah mais...tiens, la vieille se ravise...
Elle me prend dans son cabas.
Je me sens mieux...
j'ai presque envie de cancaner de joie !
Le petit-fils ? Sciences-Po ?
Ah, non...on va au marché d'à-côté...

- Bonjour Monsieur Duradis,
vos blettes m'ont l'air bien fraîches...
Vous m'en mettrez 500 grammes !
Plus de sac ?
Mais non, ce n'est  pas grave...
Ne vous en faites pas,
j'ai ce qu'il me faut sous la main...:-)
.
La Licorne
.


7 commentaires:

  1. J'ai pris grand plaisir à te lire.
    Ton récit est délicieux!
    Merci,
    Michelle

    RépondreSupprimer
  2. Hé, mais j'avais raté cette vie de Canard en papier qui finit drapé dans les blettes !
    Joliment raconté ; j'ai bien peur que "mon" journal soit moins sympathique !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. "Ton" journal est très très bien (enfin, c'est mon avis...) et en plus, je crois qu'il y a eu, réellement, entre nous, "lecture de pensée", puisque nous avons eu tous les deux la même idée : le journal qui "lit" son lecteur !
      Si c'est pas magique, ça ? ;-)

      Supprimer
    2. Oui c'est magique cette double-vue qu'on a eu de ce journal lecteur ! On va dire que tout ça c'est de la faute à Cortazar le magicien, tiens !
      mais je persiste, mon journal est moins sympa que le tien : il avale ses lectures, il les vide...une sorte de prédateur, comme la blette sauvage !!
      Heureusement que je t'avais pas lu avant, parce que je n'aurais pas osé continuer.

      Supprimer
    3. Ah...dans ce sens-là, oui...le mien et plus sympa...
      Le tien est un journal de "presse" (deuxième sens)... ;-)

      Célestine non plus ne m'avait pas lue avant d'écrire le sien, et elle aussi, elle a dû "recevoir des ondes", car elle a démarré aussi...sur une histoire d'amour...
      La "connexion" littéraire marche encore mieux que la "connexion" internet ! :-)

      Supprimer
  3. Ah mais il est adorable ton petit monsieur tout gris tout terne.
    Il me fait penser à un personnage de Pennac dont j'ai oublié le nom...
    Non c'est certain que je n'avais pas lu ton texte qui était noyé entre Agenda ironique et Mil et Une...
    On va parler de connexion littéraire, ou plutôt de connexion tout court... l'amour est tellement universel !
    Bisous
    ¸¸.•*¨*• ☆

    RépondreSupprimer