mardi 19 février 2019

AI et Jeu 43 : Eviter la chute !



 
Léobille rêve : deux bicyclettes filent sur le chemin qui se tortille d’aise sous le chatouillis caoutchouteux de leur pneu à la gomme. Sur les talus, les arbres se poussent pour éviter les circonvolutions tortillonneuses du chemin qui les bousculent – les circonvolutions – en grognant – les arbres. Fières, les deux cyclettes ne prêtent pas attention à ce galimatias et filent en raison inverse du carré du défilement du développement de la circonférence de leur roues sur le linéaire du chemin, et en vrombissant. Surpris, Léobille demande au Major fièrement perché  sur l’autre selle :
« En raison inverse du carré ? »
– Oui, parce qu’elles sont rondes, les roues : c’est donc l’inverse du carré qui s’applique ».

Léobille a le temps de voir, perché sur un arbre du talus, un corbeau ; le piaf, interloqué par la réponse savante du cycliste, ouvre un large bec ébaubi ; il regarde son fromage qui, libéré, délivré, ne tombe pourtant pas. Il a évité la chute. En voilà un qui n’est pas prêt de se faire larciner par le renard.

De la saynète entraperçue et sitôt disparue, le Major pérore doctement : « Éviter la chute, d’accord, mais laquelle ? La chute des anges rebelles ? Une belle bande de réfractaires ! Et si on croit la Bible, il est un peu tard pour l’éviter, et puis cette chute-là rentre dans le plan de Dieu, non ? Avoue que ça serait ballot d’aller contre. Alors celle de l’empire romain ? Même pas en rêve : tout un tas de fainéants qui n’ont même pas inventé la rustine ! Cela dit, éviter la chute, c’est la meilleure façon pour un gromancier de tenir la distance, de pondre de bons gros romans bien gras… »

Léobille n’écoute plus les carabistouilles de son compagnon : il rêve à la belle Pelisse qu’ils doivent rejoindre à la surprise partie, tout en récitant in petto une page du Vomi qu’il conjugue à tous les temps de l’imparfait. En effet, son végétalocipède issu des meilleurs serres de l’Haÿe-les-Roses a depuis longtemps délaissé l’énergie médiocre du mollet humain pour se convertir à l’énergie grammaticale. Il lui faut donc conjuguer, accorder, déclinaisonner et patin-couffin jusqu’au bout du chemin sous peine de végéter sur le bord de la route. Voilà pourquoi ses fontes sont chargées des œuvres complexes de Jean-Sol Patre. Il y a des jours où il envie le Major qui, armé d’une triviale cyclette à pédalier, mollète fièrement et ne parle que quand il veut – c’est-à-dire tout le temps.

Pour faire mentir le rêve de Léobille, voilà le Major qui se tait et glisse un disque sur le plateau de la fourche avant, celle qui est équipée d’un saphir : en échange d’un bon coup de pédale (l’idéal est d’assurer un quarante-cinq tours bien régulier), et par le truchement de deux petits hauts parleurs reliés par un circuit disruptif ad-hoc il va pouvoir finir la ballade en écoutant un petit jazz pas piqué des hannetons.

Las, la côte s’obstine à grimper le long de la colline qui ne fait rien qu’à se dérober sous la route, et le jazz coince sous l’effort ; les clarinettes grincent et la trompinette barrit plaintivement. Dérangé dans sa quête amoureuse (il voit l’image de sa belle dans le ciel, dans les nuages, dans les arbres et dans les feuilles, dans les herbes et dans les champs et jusque dans les branchettes de son guidon), l’oreille écorchée par les couinements plaintifs, Léobille gémit : « Pelisse partout, justesse nulle part ».

Indifférent au tohu-bohu, le Major reprend son antienne : « Si c’est la chute de la pluie qu’il faut éviter, il y a plusieurs façons : si ça tombe léger, des sauts de cabri suffisent pour passer entre les gouttes ; si ça drache en logorrhée, il n’y a pas de perlimpinpin qui tienne : faut s’arrêter et sortir le parapluie ; mais là, on n’avance plus. »

Quoi disant, il pose le pied à côté de son vélo, retire sa casquette à trois pans d’un geste coquet et fait un petit bond habile en hurlant à l’adresse de Léobille :
 « Le meilleur moyen d’éviter la chute des cheveux, c’est de faire un pas de côté. »
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7 commentaires:

  1. Merci, Dodo, pour ce petit chef d'oeuvre de style...
    Non content d'éviter la chute, tu vises les sommets !

    Tu nous emmènes dans un tourbillon d'images et de mots...
    et on se laisse entraîner au rythme du jazz
    et des mollets courageux des deux protagonistes...

    Et j'aime bien, au passage, le passage où Maître Renard revient glisser le bout de sa truffe dans le récit...il nous manquait celui-là ! ;-)

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    1. Sans oublier les clins d'oeil à...
      https://youtu.be/LpCc68sAN7s

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    2. Merci La Licorne ; en vrai, j'ai eu du mal - manque de peps pour écrire, ça arrive - et puis en empilant les obligations quelque chose a finit par se raconter.
      et comme j'ai relu du Boris Vian ce week-end, je me suis dit que depuis le temps que je le fréquentais il était temps de lui faire un clin d'oeil :)

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  2. faut dire aussi que je n'avais pas du tout envie de m'inspirer de la vie ou de l'oeuvre de notre omniprésident....

    alors, Boris, avec sa lettre, me paraissait un bon détour.

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    1. Ah mais...tu as bien raison ...c'était un défi littéraire, pas une harangue politique !
      Seul point commun entre les deux hommes célèbres: l'âge de 39 ans (âge auquel Macron fut élu...et âge auquel Boris, lui, beaucoup trop tôt, on est d'accord...s'en est allé vers d'autres cieux).

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    2. Quelle virtuosité, quel gloubi-boulga appétissant, Carnets !
      Pour quelqu'un qui voulait éviter les mots présidentiels, vous ne les avez pas laisser choir !
      Et puis, j'ai bien aimé l'expression "patin-couffin" que j'avais perdue de vue !
      A bientôt.
      😉

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    3. Merci Andréa ; je dois dire que Martine m'a bien embêté avec cette histoire de rêve : le rêve, c'est décousu, ça a sa propre illogique absurde, on peut y fourrer n'importe quoi, et c'est le truc inracontable par excellence... heureusement, Boris m'a filé un coup de main....

      Et oui, j'ai bizarrement tout un stock d'expressions (comme "patin-couffin" ) qui semblent dater des années 50 ( je m'en aperçois à la tête que font mes amis quand je les emploie:) !

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