lundi 18 novembre 2019

JEU 51 : Adieu l'écriture




Cette fois, c’est décidé, j’écris ! L’ami qui m’a déposé dans cette  maisonnette perdue en pleine campagne avec un carton de nourriture doit passer me rechercher dans dix jours. Il fallait quitter la ville : je connais trop les pièges des bibliothèques, emplies de livres qui me narguent, et des cafés où l’on espère glaner des « pépites brutes de vraie langue de tous les jours », excuse fallacieuse qui amène à prendre en sténo les conversations ineptes des pauvres types des tables voisines. Quant à écrire chez moi, plus jamais ! qui ne sait le temps perdu dans les zigzagues des internets…

Dehors il pleut et je hais la campagne : pas de distraction, pas d’atermoiement possible. Je suis seul avec une chaise et une table en bois, une ramette de 500 feuilles blanches et mon stylo noir. Alors, écrire ; mais quoi ? Un roman maritime ? Après tout, ça n’a pas rebuté Stevenson… Mais sitôt que j’ai rêvé les grandes lignes  – il y aurait un marin au passé mystérieux, un naufrage, un trésor caché, une carte…. la lassitude me prend. Vite, autre chose ! Une fresque historique ? Un essai dépouillé et subtil ? Non, toujours non…

Et puis je me dis qu’écrire, quelque soit le sujet choisi, c’est toujours un peu parler d’écriture. Alors l’idée (avec un i majuscule, presqu’un h !), lumineuse, limpide, me vient ; je vais laisser la plume à mon stylo. Après tout, quoi que je raconte, c’est lui qui devra écrire, ligne à ligne : qui mieux que lui mérite d’être, pour une fois, le sujet ? Oui, bien sûr, le papier a son rôle, qui n’est pas négligeable. Mais qui écrit vraiment ? ça n’est tout de même pas la feuille qui trace les lettres !

Donc, le raconter. Dire notre rencontre chez le buraliste. Comment je l’ai trouvé – ou bien est-ce lui qui m’a choisi ? Nos premiers pas, liste de courses, gribouillis… les moments de lassitude, aussi, de machouillage de capuchon… les abandons au profit du clavier et de l’écran, ou d’un bête crayon-mine qui n’avait d’autre qualité que d’être là. Et puis toujours les retrouvailles triomphantes devant les grilles de mots croisés ! Oui il faudra être honnête, et dire tout cela.

J’écris de longues minutes , emporté par l’inspiration, où, plus exactement, la main agrippée au stylo qui se démène et allonge ses lignes de page en page… tous les mots que je crois écrire viennent de lui ; pas une rature, pas un repentir, il connait son sujet, et grâce à lui je deviens écrivain.

En haut d’une page, la ligne noire et nette s’estompe. Alors, plein de sollicitude, je réchauffe mon stylo entre mes paumes. Je l’encourage en silence, je l’exhorte à  mi-voix, je le maudis aussi : il ne peut pas m’abandonner maintenant, paumé au Diable-Vauvert entre une caisse de conserves et quatre-cent-quatre-vingt-dix-sept pages nues ! Je tente toutes les ruses : appuyer moins fort sur la feuille, multiplier les pauses, souffler sur la pointe. En vain : les lignes suivantes se noient de grisaille. Puis, exsangue, il griffe le papier une dernière fois et ne laisse plus qu’une entaille blanche en travers de la feuille, un filigrane de cinq lettres que je déchiffre malaisément :  
a d i e u.



4 commentaires:

  1. C'est vrai, on l'oublie trop souvent : pas d'écrivain sans cet outil indispensable...qui distille encre et inspiration...jusqu'à la dernière goutte...
    Encore une fois, c'est bien raconté, et on pleure presque, à la fin , devant les 497 pages qui ne seront pas écrites et qu'on aurait pourtant lues avec grand plaisir !
    Je ne sais pas si je dois remercier l'outil ou l'auteur, mais en tout cas, MERCI !

    Et promets-nous d'aller au plus vite racheter Mr Waterman number two ! :-)

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  2. Juste un bémol toutefois : n'aurais-tu pas oublié, par hasard, dans ta verve épistolaire, les cinq mots "obligatoires" ?

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    1. ben il y a minute[s] (avant dernier paragraphe), blanch[e](2e §), silence (dernier §), type[s] (1er §) et fois (1er §) :)
      mais dans la masse ils sont un peu noyés, forcément....

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    2. Ah , ben oui...désolée...autant pour moi !
      En fait, tu les as tellement bien placés qu'ils "passent" naturellement et qu'on ne les remarque pas...

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