C’était par un soir de pleine lune. Le vent
chatouillait mon nez et remuait des souvenirs antédiluviens. Des souvenirs d'avant.
Parce que, j'sais pas vous, mais moi, depuis dix ans, je me sens dans l'insécurité permanente. Avant, non. Avant, ça allait. On allait au travail, on se retrouvait entre potes, on allait au café, au ciné, au resto, on mangeait, on rigolait...on vivait, quoi.
Et puis, début 2015, y'a eu comme...un tournant...tout a commencé à mal tourner. Attentats, massacres, bombes...on n'avait plus trop envie de rigoler. Ni de sortir. Ni de déconner.
"Fais-pas ton Cabu ! Tu vas nous attirer des ennuis !". Tout à coup, les amis sont devenus moins "bath"...La plupart étaient même carrément "à clan".
Mon pote Charles, par exemple, il a complètement disjoncté. Il répétait toute la journée "Je suis Charlie" ok , "Je suis Charlie"...ok ?
Un vrai père "OK"...On n'arrivait plus à l'arrêter. Il était comme un disque rayé. Au bout de six mois, sa femme l'a emmené chez un psychiatre. Il lui a dit que c'était un cas d'idiosyncrasie (*) . Sa femme, elle n'a pas trop compris. Faut dire qu'elle n'a pas fait beaucoup d'études. Enfin, pour être honnêtes, nous non plus, on n'a pas tout compris. Mais depuis, le vieux, on l'appelle plus que "l'Idiot-Saint-Crazy".
C'est pour rire, bien entendu. C'est affectueux. Rayé ou pas, on l'aime bien notre Charles, il est sympa. Et en plus, il a une belle voiture, une grosse cylindrée. Avant, il nous emmenait en vadrouille. On montait avec lui, et on partait au bout du monde. Comme ça. Sur un coup de tête. Et on revenait le lendemain. Ca faisait râler nos meufs, mais nous, on adorait ça. C'était cool.
On ne le fait plus, maintenant. Y'a plein de choses qu'on ne fait plus d'ailleurs. On ne va plus au concert, on ne va plus boire en terrasse, on ne fête plus la Saint-Sylvestre tous ensemble, non plus.
Faut dire qu'en 2021, y nous ont cassé l'ambiance. Les flics ont débarqué. En pleine fiesta. On a bien essayé de leur faire croire qu'on était moins de six...mais bon, rien que dans les toilettes, y'en avait déjà plus que ça. Enfin, c'est ce que les képis ont constaté quand ils ont défoncé la porte.
Après tout ce bazar, après les attentats et le Covid, on pensait qu'on allait avoir la paix. Mais non, juste après, on a eu...la guerre. En Ukraine.
Là, c'était pas drôle non plus...vu que la mère à mon pote Igor, elle est d'origine russe. Et que son père, lui, il est ukrainien. Dès le début du conflit, l'ambiance s'est sérieusement dégradée chez eux. C'étaient des discussions et des disputes à n'en plus finir, du matin au soir. On les entendait jusqu'au bout de la rue.
Et un beau jour...Bang bang ! On a retrouvé la mère d'Igor dans une mare de sang. Juste avant de se suicider, elle avait mis sa plus belle tenue : sa robe traditionnelle avec des galons dorés et ses plus belles chaussures. C'est Igor qui l'a trouvée dans son salon. Ce qu'il a vu en premier, ce sont ses talons Louboutin qui dépassaient du canapé. L'horreur.
Du coup, Igor, il a fait comme Charles : il s'est retrouvé chez le psychiatre. Et le bilan est tombé : dépression carabinée. On lui a prescrit un séjour de quelques semaines à l'HP.
Et c'est là que je vais, ce soir, avec ma boîte de chocolats de noël à la main et l'"Idiot-Saint-Crazy" qui m'accompagne. Le Charles, il m'a répété au moins dix fois : " Je vais avec toi, ok ? Je vais avec toi, ok ?". Je n'ai pas osé lui dire non. On y va donc ensemble. Je dois dire que, quelque part, ça me rassure, de l'avoir à mes côtés et de ne pas déambuler seul dans les rues désertes. En plus, coup de chance, c'est soir de pleine lune...on n'est pas totalement dans le noir...Allez, c'est bon, je me sens presque en sécurité.
La Licorne
(*) En psychiatrie,
l'idiosyncrasie (ou idiosyncrasisme) est l'utilisation de néologismes,
de mots ou de phrases « hors contexte », inadaptés par rapport à la
situation présente (dans des cas d'autisme par exemple).
Titre (obligatoire) :
« L’insécurité permanente »
Début à reproduire :
« C’était par un soir de pleine lune.
Le vent chatouillait mon nez
et remuait des souvenirs antédiluviens. »
Mots à intégrer :
– Bang-bang
– sylvestre
– grosse cylindrée
– idiosyncrasie
– talons Louboutin.
C'est vrai que le titre imposé par Dominique Hasselmann ne se prête pas à la gaudriole mais vous avez su glisser de l'humour, grinçant certes, dans votre texte. J'ai bien rigolé à la lecture de l'idiot Saint Craty et la ruscoff, qui se suicide en Louboutin, quintessence par excellence du monde capitaliste pour les rescapés de l'ex URSS. Et puis, pour l'auteur de Métronomiques, comment mieux conjurer l'effroyable -vécu car habitant dans ce quartier parisien- que de le plier à une écriture ironique, même très sombre? Alors, merci miss Licorne d'avoir joué cette fois-ci aussi.
RépondreSupprimerLyssamara
Merci Lyssamara !
SupprimerJ'ai en effet tenté de saupoudrer le tout d'ironie...
afin que ce soit...mangeable.
Peut-on rire de tout ?
C'est un débat qu'on avait eu en...2015 ! ;-)
Effectivement, un texte assez noir, mais avec beaucoup de force. Des réalités que l'on a souvent tendance à vouloir ignorer ou nier que tu nous fais exploser à la face.
RépondreSupprimerUn grand bravo donc, père hoquet.
John Duff
Merci John. Il faut effectivement trouver le ton juste pour parler de ça. ce n'est pas facile. D'après les chiffres officiels (et d'après mes observations personnelles), La santé mentale des français ne cesse de se dégrader depuis plusieurs années.
SupprimerQuel texte ! Je suis vraiment heureuse d'être revenue par ici,cela faisait trop longtemps. Le propos n'est pas gai, mais juste, précis, avec cette pointe d'ironie. Bravo, vraiment.
RépondreSupprimerEh bien, n'hésite pas à revenir, Sabrina ! J'en serai ravie.
Supprimerexcellent! bravo!
RépondreSupprimerPas d'évincement chez moi.
RépondreSupprimerLyssamara
Merci Lyssamara, d'avoir vérifié l'accessibilité.
SupprimerDe mon côté, le problème persiste...
Je ne peux plus poster de commentaires ici
sauf si je change de navigateur...
(ce qui ne m'arrange pas trop)
La Licorne
Slalom émotionnel géant, entre ces drôles de zigues. Duquel me surgit, tout de go, une idiosyncrasie de derrière les potos : "qui aime bien, Charlie bien" !
RépondreSupprimerMaxi Bravo, La Licorne 🤓
Hahaha...
RépondreSupprimerjoli jeu de mots ! :-)
Merci à toi d'avoir lu les aventures de ma bande de zigues...zagueurs...:-)