samedi 9 mars 2019

JEU 44 : Saul, page 27





Les livres agissent même quand ils sont fermés, se disait-il, en parcourant d’un regard lourd et inquiétant les murs de cette vaste salle tapissée de livres qui s’offraient à lui dans une magnificence quelque peu outrancière. Vêtus de cuir, certains volumes jouaient les gros bras, d’autres se contentaient d’exposer leur nudité sans fard. Tiens, celui-là, par exemple, en plein milieu du premier rayonnage, depuis plusieurs jours, lui lançait des œillades. Il n’avait pourtant l’air de rien dans sa petite robe de fête de la maison Gallinel, coincé entre deux pavés vêtus de basane rouge cramoisie. En réalité, il contenait toute la lumière du monde. Saul ne le savait que trop bien. Ce qu’il ignorait, en revanche, c’est ce qu’il faisait là, lui, dans ce lieu improbable, gigantesque, inconnu. Par quel chemin était-il arrivé dans ce Parthénon de Babel ? Une vive douleur à l’arrière de la tête l’empêchait d’y voir clair. Pour l’heure, il s’agissait d’aller à la rencontre de ce petit livre haut perché qui lui lançait des clins d’œil enjôleurs.


Saul eut bien du mal à sortir de sa torpeur et de son fauteuil, situé à l’angle droit du mur-mur nord-nord-est. Flottait dans l’air une forte odeur de colle, de colle de pâte à tartiner. L’étrangeté du lieu, parallélépipède rectangle aux lettres d’or, l’invraisemblance de son état, ne l’empêchaient nullement de prendre son temps, de goûter au moelleux du fauteuil crapaud de velours vert, de caresser outrageusement les accoudoirs émoussés.

Lorsque soudain, un cri le sortit tout à fait de sa langueur. Ce fut d’abord une sorte de bruit de balançoire, suivi d’un cri qu’il ne sut définir. Il se précipita vers l’unique fenêtre du cube rectangulaire. Il manqua de vaciller : devant lui, se dessinaient la souveraineté du vide, l’immensité de l’océan, les ruines du ciel. Instinctivement, il eut un mouvement de recul. Il comprit rapidement qu’il se trouvait juché sur un piton rocheux au beau milieu de nulle part, perché comme un rhinocéros courasseux. Épouvanté, terrassé par l’angoisse, Saul perdit connaissance. Dehors, les éléments étaient échevelés. Lorsqu’il reprit ses esprits – une éternité plus tard – il avait la tête encore plus pesante. Avait-il été l’objet d’une illusion auditive ? Il faisait encore sombre. Seul un rayon de lune avait voix au chapitre sur les lames du parquet de bois vieilli qui exhalaient un doux parfum de corniotte. Il n’osait bouger. L’horizontalité lui allait bien. Pourtant, il était tenaillé par la faim et la soif. Il avait besoin non pas d’une vodka-martini (il préférait laisser ce détestable breuvage à Léonie ou à Madeleine – il les confondait toujours ces deux gnomes) mais d’un verre d’eau chaude ultraviolette.


Tout à coup, il tendit l’oreille.
– Psst ! Psst ! Par ici !
Saul se redressa, chancelant. Il n’était donc pas seul.
– Qui est là ? Où êtes-vous ?
– Approchez. Je suis là, dit la voix, sous le pommier (non, ça, c’est dans un autre livre… ). Je suis tombé par terre (non, pas ça, d’accord, c’est trop facile). Je suis tombé sur le dos velouté du gros crapaud. Il est répugnant mais il a amorti ma chute. Approchez, n’ayez crainte, j’ai quelque chose d’important à vous dire.
Saul s’avança prudemment. Au pied du fauteuil, il remarqua un verre rempli d’un liquide transparent.
– Vous vous désaltérerez plus tard, mon ami !
– Je souffre du Syndrome de Gougerot-Sjögren, vous comprenez. Je suis complètement déshydraté, asséché ! Accordez-moi au-moins cette faveur !

Sans attendre la réponse, Saul se jeta sur le verre. Le liquide (c’était de l’eau plate et fraîche) lui procura malgré tout une sensation de bien-être infini. C’est alors qu’il distingua sur le fauteuil, un petit livre, celui-là même qui lui avait jeté des oeillades. Saul le prit dans ses mains avec délicatesse et l’écouta attentivement.
– Un vrai livre est toujours quelqu’un qui entre dans notre solitude.
. . .

Un livre inutile


L’alarme du smartphone se mit à sonner. Treize heures. Ne subsistait de ce mauvais rêve que quelques fragments. Devant ses yeux mi-clos, défilaient la Galerie des Glaces sans glaces et au carré, des murs tapissés d’un papier-peint en trompe-l’œil imitant une bibliothèque de nuages, un perchoir ou plutôt un phare dont il était le gardien solitaire, un rhino féroce, une mer tourmentée. Sur la couette en désordre, un livre inutile était ouvert à la page 27. L’accablante asthénie de Saul disparut aussitôt, en un clin d’œil.







8 commentaires:

  1. Génial ! J'adore...

    J'ai bien repéré les allusions à Bobin (La lumière du monde, La bibliothèque de nuages...etc) et les allusions au cinq sens...

    Mais une question me taraude : que peut bien contenir cette page 27 ????

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  2. Merci La Licorne !

    Je ne sais pas si vous avez lu "Un livre inutile". Dans ce livre, Bobin évoque sept auteurs dont Charles-Ferndinand Ramuz. Le chapitre qui lui ai consacré s'appelle "Deux pommes jaunies dans une écuelle". Il commence à la page 27. En voici un passage :

    "Ramuz, il s'appelle. Ses livres sont jours de fête. Vous avez du mal à les trouver, n'étant pas en Suisse, étant en France où beaucoup d'entre eux sont épuisés - comme si l'on pouvait épuiser le soleil, pêcher la lune, saisir l'amour. Quel bonheur d'en ouvrir un. Vous pourriez reconnaître la phrase les yeux fermés. A l'oreille. Aux ciseaux de la langue dans le blanc du papier. Au tracé de la voix dans l'air épais. Aux copeaux qui s'échappent de chaque mot."

    Je pourrais continuer tellement ce passage m'émeut (je précise que cette page 27 se trouve dans l'édition Fata Morgana ; je ne connais pas la pagination de l'édition de poche ni même si elle existe). La vue, l'ouïe y sont évoquées...

    Pour information, j'ai fait un travail de reliure contemporaine sur ce livre. A voir ici.
    https://cartonbleublog.wordpress.com/2017/05/17/christian-bobin/

    Bon dimanche !

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    1. Eh bien, j'ai lu la plupart des livres de Bobin...mais pas celui-là (le titre m'aurait-il découragée ? ;-)
      Je suis heureuse de combler un peu mes lacunes...et de découvrir du même coup monsieur Ramuz.
      Merci pour le passage, très beau, en effet...et la reliure délicatement travaillée l'est tout autant !

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    2. Le titre est en effet déconcertant mais je vous invite vivement à le lire. Voici l'avant-propos (qui je l'espère saura vous convaincre !) :

      " - C'est quoi, un livre inutile ?
      - C'est un livre qui ne parle que des livres, comme celui-ci.
      - Alors pourquoi l'écrire ?
      - Les livres sont des boîtes à musique remplies d'encre. J'ai voulu recueillir, juste avec qu'elles s'éteignent, quelques notes grêles, quelques airs de berceuse.
      - La littérature n'est rien de plus qu'une berceuse ?
      - Ce serait déjà beaucoup si elle atteignait à la gaieté des airs qui endorment une enfance, cette gaieté mélancolique si étrange, reconnaissable des années après, douceur de l'éphémère, chagrin de l'éternel - ritournelle de quatre sous."

      Merci pour la correction et bonne soirée.

      :-)

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    3. Je n'ai pas encore trouvé le livre d'entrée chez Bobin, mais Ramuz, miam !!! Du Giono concentré sans les "grands moments" de Giono (je ne sais pas si c'est très clair)
      Ce qui est clair, c'est que si un jour j'écris j'aimerai écrire comme lui. Voilà.

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    4. Ah ah ! "Si un jour j'écris" !
      Je ne connais pas très bien Ramuz... Je vais donc y remédier... (il y a toutefois un ou deux titres qui se cachent dans ma bibliothèque).
      ;-)

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  3. Par ailleurs, pourriez-vous corriger le titre de mon billet ?
    Il s'agit de "Saul, page 27" et non de "Saul, p 27"...
    Je n'aime pas les abréviations, ni les robots (gggrrr !).
    Merci !

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    1. Ah, mille excuses !

      Voilà, aussitôt dit, aussitôt fait !

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