mercredi 16 mars 2022

Agenda ironique : "Longue attente"

 

 
Pour l'Agenda ironique de mars
 chez Brigetoun

 

 


     L'année de mes dix-sept ans, le prof de français nous avait plongés dans l'étude du "Désert des tartares" de Dino Buzzati. 

Je ne sais pas si vous connaissez le livre, mais on peut le résumer d'un mot : c'est l'histoire d'une ATTENTE. Une attente longue, interminable. Une attente qui dure une vie entière.

Un jeune homme, plein d'enthousiasme, rêve de bravoure et de combats glorieux. Au début de sa carrière militaire, il est muté dans une citadelle éloignée de tout, à la frontière d'un mystérieux royaume du Nord. Et là, dans cette forteresse isolée, il va attendre l'ennemi. Il va attendre que les Tartares surgissent du désert...il va attendre son "heure de  gloire", celle qui changera sa vie. 

Mais l'ennemi ne viendra pas. Il n'y aura pas de confrontation, pas de combat, pas de destin héroïque. Il n'y aura que le quotidien inlassablement répété, la routine et la monotonie rassurante des rituels, qui rythment des jours fades et vides. 

Et quand enfin, après des dizaines d'années d'attente, sonnera l'alarme...quand enfin, il se passera quelque chose, le héros sera trop vieux et trop fatigué...pour le vivre. 

Inutile de vous dire que cette histoire, quand vous êtes adolescent(e), est l'antithèse de tout ce que vous imaginez pour votre avenir. A l'époque, j'ai trouvé ça...bien écrit...mais totalement désespérant.

 


La poésie et le style remarquable de Buzzati ne suffisaient pas, à mes yeux, à effacer la solitude et l'ennui mortels qui se dégagent de ce récit. Récit qui peut parler à un homme mûr, à quelqu'un qui connaît les aléas et les chausse-trapes de la vie mais qui ne peut que rebuter une jeune âme qui rêve d'en découdre avec l'existence...

    Il faudrait d'ailleurs s'interroger sur les programmations littéraires de l'Education Nationale, qui proposent systématiquement ce genre d'histoire "joyeuse" et "revigorante" à notre jeunesse déjà plombée par le réel. A ma fille, par exemple, on a imposé successivement "L'étranger", "Thérèse Raquin"...et  "Le chat noir" d'Edgar Allan Poe. Tout ça à l'âge du collège, avant 15 ans. A croire que le but est de générer déprime et sinistrose le plus tôt possible...

Il y a tant de livres frais et tendres...tant d'histoires douces comme le velours...tant de récits qui finissent bien...Au seuil de l'âge adulte, au moment des frémissements de l'âme, au moment où des torrents de sève se déversent dans nos veines, d'où vient ce besoin de fendre les jeunes coeurs en deux et de les précipiter dans des visions pessimistes de la vie ?

Bien sûr, la vie n'est pas un long fleuve tranquille, bien sûr il y aura des déceptions et des frimas...des accidents et des tragédies. Mais est-ce que tout cela doit être présenté, dès l'aurore, à de jeunes esprits qui n'ont qu'une idée : trouver un "but" et un "sens" à ce qu'ils vivent...?

    Dans le même ordre d 'idée, on n'épargne rien aux enfants d'aujourd'hui... c'est bien avant dix ans, maintenant, qu'ils reçoivent, en pleine face, les noirceurs du monde : ils les contemplent chaque jour pendant les infos, entre les coquillettes et la tranche de jambon.

 

 

 

Peur de la guerre, peur des virus, peur du réchauffement climatique...Peur, peur, peur...voilà ce qu'ils ingurgitent à longueur de journée...

Ils ne savent plus, confinement oblige, ce qu'est une jonquille ou un grillon...mais ils connaissent toutes les séries de Netflix. 

Pour eux, le Zéphyr est un avion à réaction, et la sarriette un ingrédient de potion dans Harry Potter...

Ils grandissent "hors-sol", ils grandissent dans la solitude, dans l'angoisse et le non-sens...ils grandissent dans la seule réalité des écrans...et ils attendent...Ils attendent, enfermés chez eux et derrière leur masque...que le "sens de leur vie" surgisse du désert.

    Soyons justes : Dino Buzzati, finalement, posait la bonne question, la seule qui vaille : 
"Rattrape-t-on les années perdues ?"

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La Licorne

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Le thème pour mars le thème du mois est "L'attente", 

avec utilisation des mots  

frémissement, zéphyr, frimas, velours, fendre, torrent, seuil et sarriette.


 

24 commentaires:

  1. Complètement !!! Effarée, depuis le passage de mon aîné en troisième, par la littérature proposée au programme (le 20 ème, sa première guerre mondiale, sa deuxième guerre mondiale etc et leur illustration). Idem avec mon second dès le cm2, du haut de ses 10 ans (avec en plus du thème des deux guerres mondiales, un autre sur les caricatures et leurs conséquences après Charlie Hebdo). Pour ma fille, j'ai quasiment fait l'autruche (elle est en troisième). Juste, je les bassine avec mes références littéraires à moi et voter pour l'a.i.
    Pourtant, je connais le monde et même parfois bien : j'avais quinze ans lorsque j'ai vu, "en vrai", une interminable colonne de chars russes, rouler tous feux éteints, vers Bratislava (avant la chute du mur).
    Merci pour cette participation réaliste !

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    1. Eh oui...les "programmes" sortent de la tête de hauts fonctionnaires, qui, manifestement, ont oublié ce que c'était qu'un enfant...et qui leur "balancent" les horreurs du monde à un âge bien trop précoce !

      Et on a eu pire encore : Nicolas Sarkozy, en son temps, avait eu l'idée de faire parrainer par des CM2 chaque enfant juif de France victime de la Shoah...
      Une idée "lumineuse", apte à garantir l'équilibre psychique de nos chérubins...chérubins qui sortent à peine de la "guerre des boutons" et qui, parce qu'un écervelé au pouvoir l'a décidé, se retrouvent sommés de prendre sur eux, à 10 ans, la souffrance la plus intolérable que l'humanité ait connue !!!!

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  2. ...par chance, quelques voix s'étaient élevées à l'époque (en 2008) contre ce projet de parrainage morbide...qui, dieu soit loué, avait été abandonné...

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  3. Oui, je me souviens de cette tentative d'ogre !
    " D'où vient ce besoin de fendre les jeunes coeurs en deux (?) "
    De jalousie d'adultes, engoncés dans le laid ?

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  4. Belle participation qui donne à réfléchir. Je suis un peu partagé. D'un sens je suis accord avec toi et je vais même plus loin. Initier les enfants à la lecture avec des textes qui ne les intéressent pas ne peut que les rejeter très loin de la lecture, sur FB, Tik Tok, et autres médias tout aussi calamiteux. D'un autre côté comment montrer la beauté et la grandeur de l'écriture en ne faisant pas lire des livres géniaux comme "L'étranger" ? C'est peut-être une question de proportion ? Pour Buzzati que j'adore aussi, plutôt que "le désert des Tartares", il vaut peut-être mieux les lancer sur "le K". Il y a dans ce livre une nouvelle "Chasseurs de vieux" qui est aussi une belle réflexion sur le temps qui passe.

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    1. "L'étranger" est un livre qu'il faut lire, on est bien d'accord. Je ne le conteste pas, je dis juste qu'il y a un âge pour tout...:-)
      ...et qu'il y a un âge où il vaut mieux se tourner vers le "sens" que vers le "non-sens"...vers l'"espoir" plutôt que vers "le désespoir"...

      Mais je ne nie pas du tout le fait qu'il faille lire de grandes oeuvres, de grands textes (et même qu'il faille faire un effort pour les lire).
      Personnellement, vers seize ans , je lisais déjà des auteurs "pas très drôles" du style Soljenitsyne...mais, voilà, c'était moi qui avais choisi de les lire...et ça fait toute la différence. ;-)

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  5. Hélas depuis quelques semaines, hormis ces enfants qui regardent les infos sans trop mesurer leur importance, il y en a d'autres qui subissent sans avoir ni coquillettes ni tranche de jambon.

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    1. ...je pense que le fait que des enfants aient faim ne date (malheureusement) pas d'il y a quelques semaines, Chinou.
      C'est juste que les projecteurs se braquent sur une région du monde, et pas sur une autre...

      Je dis depuis deux ans que si l'on avait mis dans la lutte contre la faim les mêmes moyens financiers qu'on a mis dans la lutte contre le virus, plus personne , sur cette terre, n'aurait faim !

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  6. Une belle réflexion sur la désespérance ! n'oublions pas qu'à l'école on lisait aussi, fort heureusement, les joyeux poèmes de Maurice Carême et les jeux écrits de Prévert..... entre deux paquets de kleenex ça nous reposait les yeux.
    Finalement, l'évolution attendue n'a pas eu lieu elle non plus, ou peut-être la constaterons-nous quand nous serons trop vieux pour en profiter, ce qui dans mon cas ne saurait tarder. Merci de cet agenda qui nous fait doublement réfléchir.

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  7. Prévert avait le regard triste et Maurice Carême un nom de famille peu réjouissant...et pourtant, leurs textes nous arrachaient, c'est vrai, quelques sourires.

    L'évolution attendue...dis-tu,
    quelle évolution attendais-tu???

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  8. Voilà bien des questions, dans le choix des programmes de l'éducation nationale, et dans le fait de perdre du temps à le laisser passer. Mais aussi dans le fait de s'abonner à plein de chaines TV et de manger, tous ou seul, devant la TV pour ne pas en perdre une miette, puis de constater que c'est bien mieux de visionner des films plutôt que de lire les bouquins trop ennuyants à l'origine des scénarii. Oui, voilà bien des questions pour cet AI, Merci.

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    1. Merci Patchcatch !

      Bon, perso,, je continue à croire, même si je me suis ennuyée à la lecture du "Désert des Tartares", que les livres sont la plupart du temps meilleurs que les films...
      (plus denses, plus fournis... et puis...on se fait son "propre film", ce qui est quand même pas mal...:-)

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  9. La liste des participants en mars
    https://brigetoun.blogspot.com/2022/03/agenda-ironique-de-mars-les-participants.html

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    1. Merci Brigetoun !
      (et merci pour toute l'organisation !)

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  10. Bon jour,
    Diantre, Dino Buzzati, belle référence :)
    Max-Louis

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    1. Certains connaissent peut-être mieux...dans un autre style...
      Shirley et Dino...? ;-)

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  11. Shirley et Dino ��
    En vrai, je suis sûre qu'ils ont étudié "Le désert des tartares" même si cela ne transparaît pas dans leurs personnages.

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    1. T'es sûre ? je les aime beaucoup mais je les sens plutôt amateurs du désert de "Tartarin" (de Tarascon)...
      Allez, sur ce, je reprends un peu de Tartare et un peu de dessert...;-)))

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  12. A dix-sept ans j'avais déjà décroché scolairement, alors les lectures imposées, je n'ai pas trop connu... :)
    Ton texte me rappelle que chaque génération vit les choses différemment et que ça peut être tout aussi riche que ce que les précédentes ont vécues.
    Bonne fin de week-end à toi

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    1. C'est vrai qu'il y a dans mon texte trois générations : la mienne, celle de ma fille et celle des enfants d'aujourd'hui...
      A chaque fois, c'est différent, oui...

      Mais ce que je cherchais à dire, c'est que ce qui ne change pas ...c'est la "charge" de tristesse ou d'angoisse que l'on "envoie" aux jeunes...de différentes façons.
      Que ce soit par la lecture imposée, par la télé ou par internet, fait-il une différence ? Pas forcément.

      Ce que je souhaiterais, moi, c'est qu'on ne déverse pas "les noirceurs monde" d'un coup dans les jeunes esprits, mais qu'on le fasse beaucoup plus progressivement...bref, qu'on les protège un peu !
      (en les éloignant des médias, par exemple)

      Très bonne soirée à toi également !

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    2. Oups ! ..."noirceurs DU monde"...

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  13. Voilà une réflexion fort intéressante sur le genre de livres clés ou mythiques à proposer aux jeunes. Je suis d'avis qu'il y a un temps pour tout. Ce serait dommage de bousculer un esprit qui s'éveille et qui ne pourrait comprendre le sens véritable d'un roman. Je suis dépitée des choix de l'éducation nationale en matière de littérature.

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    1. ...ça m'arrive d'en parler avec des profs...et ils me répondent que "l'on ne doit pas proposer la facilité". J'en suis bien d'accord...

      Ce n'est pas "la facilité" ni l'éviction des "classiques" qui ferait du bien, mais un choix moins "dépressif"...et plus adapté à l'âge des élèves.

      Il y a sûrement moyen de faire "entre les deux", entre le "très noir" et le "futile"...

      Bon dimanche !

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  14. Le résultat des votes https://brigetoun.blogspot.com/2022/04/agenda-ironique-de-mars-les-votes.html

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