
Miroir,
mon beau miroir
Les
âges de la vie semblaient passer sur Hélène sans laisser de
trace. C'est ce qu'elle pensait en tout cas ! Elle était belle
certes, mais plus que tout, elle était imbue de sa beauté.
Tellement infatuée d’elle-même qu’elle n’acceptait d’amies
qu’en tant que faire-valoir. Au milieu de ces filles pas
obligatoirement moches mais toujours insipides, elle brillait comme
une rose dans un champ d’orties. Bien qu’elle eût pu s’en
dispenser elle passait de longues heures devant son miroir à
parfaire sa beauté, usant et abusant de crèmes et d’onguents
parfumés. Elle guettait anxieusement sur l’ovale pur de son
visage, l’apparition de la moindre imperfection qui en eût troublé
l’harmonie ou terni la fraîche carnation. Bouton, éphélide,
trace de couperose, veinule disgracieuse, rougeur suspecte, ridule
traîtresse…Rien n’échappait à cette quotidienne et minutieuse
inspection qui lui permettait en outre de se contempler à tout
propos, ce qui lui procurait le plus ineffable des plaisirs. Tout lui
était bon pour s’arrêter, fût-ce un bref instant devant son
reflet ! Rien ni personne dans la vie ne l’intéressait plus
qu’elle-même.. Elle s’étalait avec complaisance sur les
multiples qualités dont la nature l’avait si généreusement
dotée. À l’en croire, toutes les fées s’étaient penchées sur
un seul berceau : le sien et de toutes les grâces dont elle elles
l'avaient dotée, son visage était sans conteste le joyau le plus
précieux ! Elle se délectait sans complexe de l’admiration béate
qu’elle suscitait chez ses amies et elle acceptait comme un tribut
à sa souveraine beauté les qualificatifs dithyrambiques dont
l’abreuvait la cohorte de ses soupirants. Elle était persuadée
qu’elle représentait à elle seule, l’incarnation de l’idéal
féminin, la quintessence de la séduction, la perfection faite
femme. Elle ignorait les risques que lui faisait courir son
monumental ego !
C’était
déjà beaucoup de se croire la plus belle, c’était bien pis de
faire croire à ses amies qu’elles ne l’étaient pas, de leur
reprocher à mots à peine couverts leur manque de charme, leur
manque de goût ou d’originalité. Leur manque de tout en somme.
Ces « pauvres filles oubliées de la nature » pensait-elle sans le
leur dire, rêvaient de lui ressembler sans y parvenir jamais.
Avaient-elles la moindre chance ? De toute façon, elle n’eût
admis pour rien au monde que l’une d’entre elles pût la
rejoindre sur ces hauteurs qui devaient demeurer inaccessibles. Les
conseils qu'elle leur prodiguait, magnanime, n’avaient d’autre
but que de les enfoncer plus encore dans la boue de leur imperfection
tout en la confortant, elle, sur son impérial trône.
Un
jour l’une de ses fans les plus fidèles se lassa de subir sans
broncher ses remarques à la fois mielleuses et fielleuses. Elle
était fatiguée de se prosterner devant cette marmoréenne idole qui
jamais ne consentait à descendre de son piédestal. Si fatiguée
qu’elle prit enfin conscience que ce parangon d’orgueil et
d’égoïsme recevait sans jamais rien donner en retour. Alors,
prenant le ciel ou l’enfer à témoin, elle fit un vœu qui se
réalisa bien au-delà de ses espérances les plus secrètes :
«
Fasse que les miroirs continuent à la refléter belle et que chaque
fois qu'elle s'y admirera, elle devienne vieille et laide comme un
pou sans même s’en apercevoir ! Ce ne serait que justice à la
fin !» Ce fut une pensée fugace mais
d’une telle force qu’elle en fut secouée et regretta aussitôt
de l’avoir eue. Trop tard ! Le sort en était jeté et ainsi fut
fait.
À
partir de ce jour, le destin de la belle Hélène bascula à son
insu. Chaque fois que même incidemment elle se lorgnait dans un
miroir, il lui renvoyait traîtreusement l’image parfaite qu’elle
s’attendait à y voir. Cependant, chaque fois aussi, y apparaissait
une ride qu’elle ne voyait pas. Jour après jour, ride après ride,
qu’il fût fortuit ou intentionné, chaque regard qu’elle
s’adressait au travers d’un miroir ou de la moindre surface
réfléchissante, lui façonnait un nouveau visage que les autres
découvraient peu à peu mais dont elle-même n’avait pas
conscience. Elle ne voyait pas non plus les mines de plus en plus
apitoyées de ses ex admirateurs qui continuaient néanmoins à lui
débiter des fadaises pour ne pas la vexer ni encourir ses foudres.
Seules ses amies, se réjouirent de pouvoir enfin lui retourner ses
moqueries. Quand elles la rencontraient, elles souriaient l’air
entendu et lui assénaient en jubilant intérieurement :
-
Tu as pris un sacré coup de vieux ma belle !
-
Vous êtes jalouses ! Rétorquait l’offensée.
Un
jour, celle qui avait inconsidérément formulé le vœu funeste et
que le remord tarabustait, lui dit gentiment :
-
Je t’en supplie, rends-toi à l’évidence, tu vieillis Hélène !
Et d’ajouter pour tempérer quelque peu son propos : - Hélas !
Comme tout le monde ma chère !
-
C’est impossible ! s’indigna l’orgueilleuse.
Mais
elle dut lire la cruelle vérité dans le regard malheureux de
l’autre car elle rentra séance tenante. Dans la salle de bain,
plantée devant son miroir, affligée, elle vit enfin : là, au coin
des yeux, de vilaines pattes d’oie qu’elle ne se connaissait pas.
Et sur son front, deux rides profondes. Désemparée, il lui fallut
quelques minutes pour se reprendre et encore quelques autres pour
passer de l’abattement à la colère outragée. Elle étala devant
elle tous ses petits pots de crèmes miraculeuses et se mit au
travail, bien décidée à ne pas remettre un pied dehors tant que
les disgracieuses rides ne seraient pas totalement effacées. Et bien
sûr, tout le temps qu’elle passa devant le miroir maudit à
essayer de vaincre le mal, celui-ci, au contraire, ne fit qu’empirer.
Tandis que son corps demeurait jeune et ferme, sur son visage, la
vieillesse gagnait du terrain. Chaque jour dans la glace, le masque
hideux gravé de rides profondes lui faisait face. Atterrée, elle se
s'enferma chez elle déterminée à venir à bout du mal étrange qui
ravageait son visage Prétextant un virus très contagieux, elle
n’ouvrit plus à personne, pas même à ses parents inquiets à
juste titre. Et moins encore aux amies qu’elle avait si souvent
vexées ! Elle fit la sourde oreille à leurs appels répétés.
Recluse volontaire dans sa maison, sans presque manger ni boire, elle
continua à observer de près l’implacable progression du mal
inconnu qui la défigurait irrémédiablement. Désormais son visage
sillonné de mille rides était méconnaissable. Pire, chaque fois
qu’elle le regardait, il paraissait se graver de nouveaux sillons
que nul onguent miraculeux ne parvenait à gommer. La rage au
cœur, elle brisa tous les miroirs de la maison et obscurcit toutes
les fenêtres de lourdes tentures noires. Elle ne voulait plus se
voir. Jusqu’à l’eau du lavabo qui lui renvoyait l’image du
désastre galopant ! Alors elle cessa de se laver. Un soir, lasse et
déprimée au-delà de tout, elle se coucha pour attendre la mort et
ne se releva plus. Mais le Destin facétieux et cruel lui refusait
cette dernière faveur. Son corps, toujours bien entretenu, ne lui
obéissait plus. Même privé de soins, d’eau et de nourriture, il
s’obstinait à fonctionner comme une machine parfaitement huilée.
Décidée à en finir, elle utilisa le peu d'énergie qui lui restait
pour accomplir son dernier geste. Avant, elle appela ses parents. «Je
m'en vais !», leur annonça-t-elle
d'une voix éteinte. Le lendemain, rongés par l'angoisse, ils
forcèrent sa porte, et la découvrirent, pâle, les yeux clos,
étendue sur la courtepointe satinée de son lit. Elle s’était
tailladé les veines des poignets avec l’arête aiguisée d’un
éclat de miroir brisé. Sur l'oreiller blanc, son visage lisse et
sans défaut se détachait. Elle ressemblait à la belle au Bois
dormant qui n’attend que le baiser du Prince charmant pour se
réveiller. Jamais elle ne saurait que le mot d’explication qu’elle
leur avait laissé les plongerait non seulement dans un immense
chagrin mais aussi dans une profonde perplexité. En effet, par un
étrange et dernier pied de nez du Destin ironique, la Mort lui avait
restitué toute sa beauté.
An'Maï
(Texte
écrit en 2015, remanié pour l'occasion)