samedi 4 octobre 2025

JEU 111 : "Miroir, mon beau miroir" - An'Maï

 

 

 

Miroir, mon beau miroir 

 

Les âges de la vie semblaient passer sur Hélène sans laisser de trace. C'est ce qu'elle pensait en tout cas ! Elle était belle certes, mais plus que tout, elle était imbue de sa beauté. Tellement infatuée d’elle-même qu’elle n’acceptait d’amies qu’en tant que faire-valoir. Au milieu de ces filles pas obligatoirement moches mais toujours insipides, elle brillait comme une rose dans un champ d’orties. Bien qu’elle eût pu s’en dispenser elle passait de longues heures devant son miroir à parfaire sa beauté, usant et abusant de crèmes et d’onguents parfumés. Elle guettait anxieusement sur l’ovale pur de son visage, l’apparition de la moindre imperfection qui en eût troublé l’harmonie ou terni la fraîche carnation. Bouton, éphélide, trace de couperose, veinule disgracieuse, rougeur suspecte, ridule traîtresse…Rien n’échappait à cette quotidienne et minutieuse inspection qui lui permettait en outre de se contempler à tout propos, ce qui lui procurait le plus ineffable des plaisirs. Tout lui était bon pour s’arrêter, fût-ce un bref instant devant son reflet ! Rien ni personne dans la vie ne l’intéressait plus qu’elle-même.. Elle s’étalait avec complaisance sur les multiples qualités dont la nature l’avait si généreusement dotée. À l’en croire, toutes les fées s’étaient penchées sur un seul berceau : le sien et de toutes les grâces dont elle elles l'avaient dotée, son visage était sans conteste le joyau le plus précieux ! Elle se délectait sans complexe de l’admiration béate qu’elle suscitait chez ses amies et elle acceptait comme un tribut à sa souveraine beauté les qualificatifs dithyrambiques dont l’abreuvait la cohorte de ses soupirants. Elle était persuadée qu’elle représentait à elle seule, l’incarnation de l’idéal féminin, la quintessence de la séduction, la perfection faite femme. Elle ignorait les risques que lui faisait courir son monumental ego !

C’était déjà beaucoup de se croire la plus belle, c’était bien pis de faire croire à ses amies qu’elles ne l’étaient pas, de leur reprocher à mots à peine couverts leur manque de charme, leur manque de goût ou d’originalité. Leur manque de tout en somme. Ces « pauvres filles oubliées de la nature » pensait-elle sans le leur dire, rêvaient de lui ressembler sans y parvenir jamais. Avaient-elles la moindre chance ? De toute façon, elle n’eût admis pour rien au monde que l’une d’entre elles pût la rejoindre sur ces hauteurs qui devaient demeurer inaccessibles. Les conseils qu'elle leur prodiguait, magnanime, n’avaient d’autre but que de les enfoncer plus encore dans la boue de leur imperfection tout en la confortant, elle, sur son impérial trône.

Un jour l’une de ses fans les plus fidèles se lassa de subir sans broncher ses remarques à la fois mielleuses et fielleuses. Elle était fatiguée de se prosterner devant cette marmoréenne idole qui jamais ne consentait à descendre de son piédestal. Si fatiguée qu’elle prit enfin conscience que ce parangon d’orgueil et d’égoïsme recevait sans jamais rien donner en retour. Alors, prenant le ciel ou l’enfer à témoin, elle fit un vœu qui se réalisa bien au-delà de ses espérances les plus secrètes : 

« Fasse que les miroirs continuent à la refléter belle et que chaque fois qu'elle s'y admirera, elle devienne vieille et laide comme un pou sans même s’en apercevoir ! Ce ne serait que justice à la fin !» Ce fut une pensée fugace mais d’une telle force qu’elle en fut secouée et regretta aussitôt de l’avoir eue. Trop tard ! Le sort en était jeté et ainsi fut fait.

À partir de ce jour, le destin de la belle Hélène bascula à son insu. Chaque fois que même incidemment elle se lorgnait dans un miroir, il lui renvoyait traîtreusement l’image parfaite qu’elle s’attendait à y voir. Cependant, chaque fois aussi, y apparaissait une ride qu’elle ne voyait pas. Jour après jour, ride après ride, qu’il fût fortuit ou intentionné, chaque regard qu’elle s’adressait au travers d’un miroir ou de la moindre surface réfléchissante, lui façonnait un nouveau visage que les autres découvraient peu à peu mais dont elle-même n’avait pas conscience. Elle ne voyait pas non plus les mines de plus en plus apitoyées de ses ex admirateurs qui continuaient néanmoins à lui débiter des fadaises pour ne pas la vexer ni encourir ses foudres. Seules ses amies, se réjouirent de pouvoir enfin lui retourner ses moqueries. Quand elles la rencontraient, elles souriaient l’air entendu et lui assénaient en jubilant intérieurement :

- Tu as pris un sacré coup de vieux ma belle !

- Vous êtes jalouses ! Rétorquait l’offensée.

Un jour, celle qui avait inconsidérément formulé le vœu funeste et que le remord tarabustait, lui dit gentiment :

- Je t’en supplie, rends-toi à l’évidence, tu vieillis Hélène ! Et d’ajouter pour tempérer quelque peu son propos : - Hélas ! Comme tout le monde ma chère !

- C’est impossible ! s’indigna l’orgueilleuse.

Mais elle dut lire la cruelle vérité dans le regard malheureux de l’autre car elle rentra séance tenante. Dans la salle de bain, plantée devant son miroir, affligée, elle vit enfin : là, au coin des yeux, de vilaines pattes d’oie qu’elle ne se connaissait pas. Et sur son front, deux rides profondes. Désemparée, il lui fallut quelques minutes pour se reprendre et encore quelques autres pour passer de l’abattement à la colère outragée. Elle étala devant elle tous ses petits pots de crèmes miraculeuses et se mit au travail, bien décidée à ne pas remettre un pied dehors tant que les disgracieuses rides ne seraient pas totalement effacées. Et bien sûr, tout le temps qu’elle passa devant le miroir maudit à essayer de vaincre le mal, celui-ci, au contraire, ne fit qu’empirer. Tandis que son corps demeurait jeune et ferme, sur son visage, la vieillesse gagnait du terrain. Chaque jour dans la glace, le masque hideux gravé de rides profondes lui faisait face. Atterrée, elle se s'enferma chez elle déterminée à venir à bout du mal étrange qui ravageait son visage Prétextant un virus très contagieux, elle n’ouvrit plus à personne, pas même à ses parents inquiets à juste titre. Et moins encore aux amies qu’elle avait si souvent vexées ! Elle fit la sourde oreille à leurs appels répétés. Recluse volontaire dans sa maison, sans presque manger ni boire, elle continua à observer de près l’implacable progression du mal inconnu qui la défigurait irrémédiablement. Désormais son visage sillonné de mille rides était méconnaissable. Pire, chaque fois qu’elle le regardait, il paraissait se graver de nouveaux sillons que nul onguent miraculeux ne parvenait à gommer. La rage au cœur, elle brisa tous les miroirs de la maison et obscurcit toutes les fenêtres de lourdes tentures noires. Elle ne voulait plus se voir. Jusqu’à l’eau du lavabo qui lui renvoyait l’image du désastre galopant ! Alors elle cessa de se laver. Un soir, lasse et déprimée au-delà de tout, elle se coucha pour attendre la mort et ne se releva plus. Mais le Destin facétieux et cruel lui refusait cette dernière faveur. Son corps, toujours bien entretenu, ne lui obéissait plus. Même privé de soins, d’eau et de nourriture, il s’obstinait à fonctionner comme une machine parfaitement huilée. 

Décidée à en finir, elle utilisa le peu d'énergie qui lui restait pour accomplir son dernier geste. Avant, elle appela ses parents. «Je m'en vais !», leur annonça-t-elle d'une voix éteinte. Le lendemain, rongés par l'angoisse, ils forcèrent sa porte, et la découvrirent, pâle, les yeux clos, étendue sur la courtepointe satinée de son lit. Elle s’était tailladé les veines des poignets avec l’arête aiguisée d’un éclat de miroir brisé. Sur l'oreiller blanc, son visage lisse et sans défaut se détachait. Elle ressemblait à la belle au Bois dormant qui n’attend que le baiser du Prince charmant pour se réveiller. Jamais elle ne saurait que le mot d’explication qu’elle leur avait laissé les plongerait non seulement dans un immense chagrin mais aussi dans une profonde perplexité. En effet, par un étrange et dernier pied de nez du Destin ironique, la Mort lui avait restitué toute sa beauté.

 

An'Maï

(Texte écrit en 2015, remanié pour l'occasion)

 

1 commentaire:

  1. Voilà un conte qui parlera à beaucoup !
    J'ai pensé , en te lisant, à Blanche-Neige,
    bien sûr mais aussi au portrait de Dorian Gray...
    C'est vraiment bien raconté...jusqu'à la chute,
    qui nous laisse songeurs !

    Merci An'Maï !
    Et désolée pour le long délai de publication...ce n'est pas habituel chez moi...
    c'est juste que je fus absente pendant quelques jours...

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