— Miroir, mon beau miroir, dis-moi si je suis toujours la plus belle ?
— La plus belle que qui, que quoi ? Qu'est-ce donc que « la plus belle » ?
— Arrête de répondre à mes questions par d'autres questions, contente-toi de refléter, c'est tout ce qu'on te demande.
— Tu sais que le reflet n'est pas la réalité, ma belle, ou plutôt mon ancienne belle que tu n'es plus. Mais tu essayes encore. Tu as beau te farder, te poudrer, «t'esthéticienniser », te « collagéniser », et y laisser le tiers de ta pension de retraite, tu ne changeras rien au processus dégénératif dans lequel tu t'enfonces jour après jour. Tu as désormais traversé tous les âges de la vie. Qu'espères-tu encore ?
— Miroir, mon beau miroir, je t'utilise pour que tes reflets soient positifs à mon égard, et non l'inverse, sinon tu risques que je te brise, même si j'encours ainsi sept ans de malheur. Au point où j'en suis je ne crains plus rien ni personne. Mets à l'œuvre tes pouvoirs magiques et redonne-moi ma jeunesse d'antan. Je te le demande. Ton prix sera le mien.
— Tu ne possèdes plus grand-chose, ma vieille, tes années de luxe et de stupres sont derrière toi et il n'en reste strictement rien. Tes rides sont profondes, tes doigts déformés, des douleurs articulaires constantes, et tu avances à grandes enjambées, – si toutefois tu sais faire encore de grandes enjambées, – vers l'inéluctable mort qui t'attend. Alors certes, je peux te redonner une jeunesse artificielle, mais en as-tu les moyens financièrement ?
— Miroir, mon beau miroir, tu sais bien que je n'ai plus que ma modeste retraite, tous mes amants que j'ai satisfaits au-delà de tout, ne m'ont strictement rien laissé. Les hommes sont d'une ingratitude épouvantable. Redonne-moi ma jeunesse et je mènerai une vie exemplaire, je suis même prête à la passer dans un couvent.
— Ah !Ah ! Ah ! Tu me fais rire, la vieille ! Point de richesses, point de jeunesse ! L'adage est incontournable. Je suis forcé de l'appliquer. Mais enfin, je suis de bonne humeur et je veux être bon prince. Je vais te montrer quelques instants l'inaccessible jeunesse que tu ne retrouveras plus jamais. Observe attentivement, délecte toi, ça ne durera pas, d'autant plus que je connais l'instant exact de ta mort. Maintenant regarde-toi dans une jeunesse qui ne t'appartient plus.
La vieille aux cheveux blancs se vit en brune dans le miroir. Elle fut quelque peu déçue de n'être pas plus avenante, souriante, jouissant de sa jeunesse. Le miroir montrait une femme soucieuse pour qui le bonheur s'était déjà éloigné. Une tristesse l'envahit, gagna tout son corps, elle tapa le miroir contre le mur derrière elle. Il s'y brisa. Elle ramassa un morceau tranchant avec lequel elle s'ouvrit les veines des deux bras et se taillada la gorge.
Tard dans la nuit, un homme qui passait par là, vit le corps étendu au sol dans une mare de sang. Il appela les secours mais c'était évidemment trop tard.
Dans le petit cercle fermé des miroirs magiques, intacts ou brisés, on raconte encore l'histoire de cette vieille dame qui après sa mort fut conduite par des anges à lunettes, par-delà les nuages, jusqu'aux confins de l'univers. Elle fut accueillie par la Déesse des Malheureuses qui lui apporta le réconfort éternel auquel elle avait droit désormais.
Mon Dieu ! C'est très bien écrit, Alain,
RépondreSupprimermais il est bien cruel ce miroir...
Et il est bien désenchanté, ce conte...
Assez loin du livre que j'avais proposé, qui, lui,
montre que chaque âge a ses richesses
et que la vieillesse peut avoir ses charmes aussi...
(par exemple celui de ne plus être sous le "diktat" de la beauté, justement
et donc d'inciter à faire appel à d'autres charmes plus...profonds, plus authentiques...
et plus "spirituels".)
Christiane Singer n'aura malheureusement pas eu le temps de vérifier ce qu'elle en disait, puisqu'elle est décédée prématurément à 64 ans.
Extrait :
RépondreSupprimerhttps://fabulo.blogspot.com/2015/05/le-chemin-de-la-vie.html