LA DERNIÈRE NIÈCE (CÉLIMÈNE, PERCHÉE)
Avant qu’on ne lui administre de la morphine Oncle Alceste délirait sur son lit de misère.
- La nuit est peuplée de cyclistes noirs, habillés de noir, qui circulent sans lumière à leur vélo. Rendez nous le Junicode ou offrez-nous cent ans de solitude !
- Il y a aussi des étudiantes blanches dans la même situation, surtout le jeudi soir ! ai-je précisé de peur que l’on ne prît sa réflexion pour du racisme.
- Ils ont tous une hotte sur le dos. Ils livrent des pizzas ou des plats de restaurants à des gens qui ne savent plus éplucher une carotte ou se faire cuire un œuf. Rendez-nous les cours d’éducation ménagère ou offrez-nous cent ans de solitude !
- Mixtes, de préférence, les cours d’éducation ménagère, ai-je précisé de peur que l’on ne prît sa réflexion pour du sexisme.
- Il y a des nazis à tous les étages ! Même plus besoin d’incendier le Reichstag pour coller ses opposants en taule, s’en prendre aux livres, à l’histoire et à la science, embrigader tout le monde derrière la dictature du un ! Rendez-nous les colonnes des stylites et offrez-nous cent ans de solitude !
- J’espère que tu n’as pas mis de H majuscule au début de « un » ? ai-je demandé de peur qu’on ne crût qu’il avait quelque chose contre « les Boches », « les Russkofs », « les Ricains »...
Et puis j’ai ajouté :
- Moi, les colonnes stylites, je ne pourrais pas, Tonton ! J’ai le vertige rien qu’à l’idée de monter sur une chaise ! Prêcher dans le désert m’irait mieux. On est tous rendus un peu là, du reste.
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Tonton Alceste souffrait déjà trop pour pouvoir me répondre ou reprendre sa litanie. C’est à ce moment-là que le toubib a décidé de le mettre sous morphine.
Je suis descendu à la bibliothèque de l’hôpital voir si des fois ils n’auraient pas « Cent ans de solitude » de Gabriel García Márquez.
Quand je suis remonté, les mains vides, Tonton était parti au Ciel. Ou en Enfer.
C’est là que j’ai compris. « Cent ans de solitude », ce n’était pas un livre. C’était la dernière revendication de ce vieil anarcho-syndicaliste. Alceste était le dernier membre de ma famille. J’étais l’héritière. Désormais je restais seule à porter en moi encore un peu de leur histoire, à toutes celles et tous ceux qui m’avaient engendrée, accompagnée, nourrie.
Cent ans de solitude, c’est juste ce qui m’attendait si je voulais survivre dans ce monde bousculé et bousculant. Mais c’est justement aussi ce qu’il me fallait si je voulais rester moi-même.
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